No. 65/3    septembre 2012

 

Ravel, Falla, Casella, Poulenc:

Néoclassicisme ou surréalisme?

Par Henri Gonnard

 

Non seulement le surréalisme s'est affirmé comme l'aventure de l'esprit la plus importante de la première moitié du XXe siècle européen mais il a eu des répercussions sur l'histoire de la sensibilité de l'ensemble du siècle. Il a pourtant été, dans ses réalisations, avant tout littéraire et pictural. Singulièrement, la musique de l'Entre-deux-guerres apparaît être restée en marge de son rayonnement: des compositeurs tels que Ravel, Falla, Casella ou Poulenc ne sont-ils pas volontiers annexés au néoclassicisme? Or, dans un contexte où l'on porte, aujourd'hui, un regard renouvelé sur d'autres solutions à la crise du système tonal que le seul dodécaphonisme sériel, le rattachement de ces musiciens au néoclassicisme semble moins aller de soi. Dans ces conditions, on se demandera si certaines productions de ces représentants de la musique espagnole, italienne et française ne gagneraient pas à être requalifiées en étant explicitement reliées au surréalisme -- envisagé ici à partir de celui dont la vie se confond avec son histoire: André Breton. Pour cela, après quelques considérations préliminaires sur l'utilisation habituelle de la notion de néoclassicisme à l'endroit de ces compositeurs -- auxquels la figure de proue du mouvement, Stravinsky, viendra s'ajouter -- nous nous pencherons sur la pertinence de ce passage d'un champ esthétique à un autre et examinerons le statut d'un certain nombre d'exemples de Ravel, Falla et Casella. Nous nous centrerons ensuite sur la situation à la fois particulière et emblématique de Francis Poulenc.

 

I. Classicisme et néoclassicisme: considérations préliminaires

Reconnaissons-le d'entrée: le substantif néoclassicisme -- même s'il met en tant que tel l'accent sur la nouveauté (néo-), introduite sur la base d'une référence au passé, et non sur un «retour à...» -- est, de façon générale, une catégorie embarrassante. Alors que classicisme (tout court) est porteur de l'aura d'un état de perfection éloigné de tout académisme, néoclassicisme revêt une connotation péjorative. Le terme, à l'origine, est emprunté aux Beaux-Arts pour désigner un courant artistique de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle ayant pour principal représentant le peintre et dessinateur français Jacques-Louis David (1748-1825) dont la peinture, austère et moralisatrice, privilégie le dessin. Appliqué à la musique de l'Entre-deux-guerres, Theodor W. Adorno y décèle une dimension commune avec le dodécaphonisme sériel:

«[...] la transformation de moyens articulés et employés selon une spécification très poussée en un matériau pour ainsi dire disqualifié, neutre et détaché de la signification originelle de son apparition.»

Mais sa comparaison avec le dodécaphonisme s'arrête là: contrairement au dodécaphonisme qui résulte selon lui «de la gravitation des oeuvres mêmes», Adorno voit dans le néoclassicisme de Stravinsky «[...] la grimace figée semblablement à une idole, adorée en guise d'image du dieu». C'est ainsi à son corps défendant que Stravinsky a endossé, dans la première moitié du xxe siècle, le rôle de chef de file du mouvement néoclassique; Ravel, pour sa part, mettra le vocable quelque peu à distance en déclarant en 1932:

«[...] le retour actuel aux formes pures, ce néo-classicisme -- appelez-le comme vous voudrez -- m'enchante, en un certain sens.»

Il demeure que l'importance donnée au «métier» par le musicien français, sa recherche de maîtrise technique de même que sa référence explicite aux conceptions de Mozart se situent clairement dans la mouvance du classicisme. Au reste, il est frappant que même dans ses compositions antérieures à 1918 où sa manière magnifie la forme virtuose et chatoyante de l'impressionnisme pianistique, il se situe dans une perspective descriptive et objective, à la différence de Debussy, qui s'attache dans ce cadre à la sensation produite par l'objet pour créer un nouvel univers sonore; de sorte que là où ce dernier explore et expérimente, Ravel élucide et précise: «Ondine», par exemple (Gaspard de la nuit, 1909), dont la source d'inspiration est le poème en prose d'Aloysius Bertrand, illustre directement le texte.

C'est cependant le condisciple de Ravel à la classe de composition de Fauré au Conservatoire de Paris, l'Italien Alfredo Casella, qui, parmi les quatre compositeurs qui nous préoccupent ici, a prôné avec le plus de conviction la dimension classique de l'acte créateur. Voici ce qu'il écrit en 1918:

«[...] la musicalità nostra evolva verso una specie di classicismo, il quale compendierà in una armoniosa euritmia tutte le ultime innovazioni italiane e straniere e differirà tanto dall'impressionismo francese, quanto dalla decadenza straussiana, dalla primitività strawinskyana, dal freddo scientismo di Schönberg, dalla sensualità iberica, dall'audace fantasia degli ultimi ungheresi.»

L'expression allemande Klassizistiche Moderne (modernité classique), qui fait l'économie de la connotation anti-moderniste du préfixe néo, apparaît être bien appropriée à cette évolution qu'évoque Casella puisque ce sont les «dernières innovations italiennes et étrangères» que, selon le musicien italien, ce classicisme à la fois national et européen est appelé à intégrer. Il s'agit donc pour lui d'un classicisme bien ancré dans son temps et éloigné de toute nostalgie vis-à-vis du passé. A vrai dire, n'est-ce pas à un classicisme transhistorique que nous sommes renvoyés? Le mythe de la tabula rasa n'y laisse-t-il pas la place d'une part à une démarche revendiquée comme artisanale, et, d'autre part, à la référence assumée à un modèle? C'est le lieu de se référer à nouveau au «chef de file» du néoclassicisme, Stravinsky. Écoutons-le en parler en 1958, avec la distance que donne le recul du temps:

«Néo-classique commence à s'appliquer maintenant à tous les compositeurs d'entre les deux guerres -- il ne s'agit pas, bien entendu, de la conception du néo-classique comme d'un homme qui vole ses prédécesseurs, puis arrange le butin suivant un nouveau style. Vers 1920, Schoenberg, Berg puis Webern paraissaient de grands iconoclastes dans leurs oeuvres de cette période: à présent, on s'aperçoit qu'ils ont utilisé des formes musicales historiques; moi aussi. Mais l'usage que j'en ai fait était franc, et le leur savamment déguisé.»

Ainsi, à ceux qui dénonceraient la «facilité» d'une telle démarche, André Schaeffner de rétorquer: «Quel critique oserait prétendre avoir épuisé toute connaissance de la musique -- moderne, ancienne ou exotique -- au point de n'être dupe d'aucun démarquage, d'aucune contrefaçon? Le brevet d'invention qu'il accorde bénévolement à autrui peut n'être que brevet d'ignorance délivré à lui-même.»...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande septembre 2012

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