No. 64/2    juin 2011

 

Golgotha de Frank Martin

Par Sylvain Besençon

Rembrandt: Les trois croix

Rembrandt van Rijn: Les trois croix (1653)

 

Comment écouter de nos jours la musique de Frank Martin? Ses oeuvres, dont la notoriété était internationale de son vivant, ont été durant des années écartées du monde musical contemporain. Cependant, un changement semble être en train de s'opérer: de plus en plus d'orchestres romands inscrivent à leur programme d'abonnement des pièces du compositeur. Ce dernier aurait fêté ses cent vingt ans en 2010, année marquée notamment par l'inauguration d'une plaque commémorative au Victoria Hall de Genève. C'est l'occasion pour la Revue Musicale de Suisse Romande d'apporter sa contribution à ce débat, en proposant un survol analytique d'une des pièces maîtresses du compositeur: l'oratorio Golgotha.

Les compositions de Martin ont encore de la peine à se défaire d'une réputation de musique élitaire, ce qui peut s'expliquer par plusieurs raisons. D'une part, son harmonie riche et complexe, qui frappe de prime abord, peut constituer, si l'on y reste croché, un obstacle à l'écoute de son oeuvre. D'autre part, beaucoup de personnes se fourvoient en considérant la musique de Martin comme un compromis entre l'écriture dépassée des derniers romantiques et celle, atonale (voire dodécaphonique), de la nouvelle école de Vienne. Ainsi, le véritable sens du langage musical du compositeur leur échappe, car ce langage est analysé uniquement dans ses aspects techniques au lieu de l'être en tant que moyen d'incarner des sentiments profonds et véritables. L'expression de la foi de Martin, qui caractérise la majorité de sa production (tant chorale que purement instrumentale), se révèle être primordiale pour le compositeur, bien plus que les principes techniques ou les règles esthétiques. Il affirmera d'ailleurs qu' en musique, «la réussite est beauté». Aussi essaierons-nous d'oublier les frontières de style, de ne plus considérer le compositeur comme trop conformiste ou trop moderne, mais de nous intéresser à ce que sa musique peut nous apporter.


Golgotha

Il sera ici question de mettre en lumière certaines lignes de force de ce langage unique, grâce à des exemples musicaux extraits de l'oratorio Golgotha. Il n'est sans doute plus nécessaire de présenter cette oeuvre aux lecteurs de la Revue Musicale de Suisse Romande; toutefois, prenons le temps de préciser quelques détails importants sur la genèse de cette partition, qui est certainement l'une des plus célèbres du compositeur. Martin commença à réfléchir à la composition d'une Passion après sa rencontre avec l'eau-forte de Rembrandt intitulée Les trois croix:

«Il y a là, dans un format extrêmement réduit, une vision d'une grandeur insurpassable, celle de la lutte entre le monde spirituel et celui des puissances terrestres, et celle de la foi absolue dans la victoire finale de l'esprit.»

C'est en réponse à un besoin intérieur de mettre en musique cette victoire de l'esprit sur les puissances terrestres que le compositeur s'attela à cette composition, sans avoir aucune assurance qu'elle serait un jour créée car il n'avait en effet reçu aucune commande. Son écriture se révèle ici dans son état brut: elle forme une synthèse de tous les moyens d'expression du compositeur et en même temps se refuse à tout jugement esthétique: le compositeur s'y est exprimé d'une façon très personnelle, ne composant pas pour obtenir l'adhésion du public, mais celle de son propre sens intime:

«Dans cette réalisation musicale, j'ai cherché avant tout à exclure tout ce qui pourrait paraître une recherche esthétique quelconque, en m'attachant, autant qu'il m'était possible, à trouver l'expression qui me paraît juste pour chaque scène et pour chaque sentiment. Je n'ai pas craint d'écrire certains passages dans une langue musicale extrêmement simple, d'autres dans une langue beaucoup plus complexe et tourmentée et qui pourra paraître, sans doute, singulièrement difficile à ceux qui doivent en faire l'étude, et particulièrement l'étude vocale. Qu'ils soient assurés qu'aucune difficulté n'a été admise dans cette partition sans que je la croie nécessaire à l'expression musicale du texte.»

Avant de poursuivre avec une analyse plus technique du langage musical de Martin, écoutons ensemble les toutes premières mesures de Golgotha (ex. 1). Dès les premiers accords qui déchirent le silence, nous sommes plongés dans le drame tragique de la Passion. L'orchestre avance en procession alors que le choeur appelle le Seigneur par un triple «Père!», plein de peines et d'angoisses. Malgré ces harmonies mineures complexes donnant l'impression que la foule hésite à lancer ce cri à l'Eternel, la masse orchestrale, elle, continue sa procession sans ralentir, guidée par une direction harmonique fondamentale donnée par la basse et le motif de trois notes dans le registre aigu de l'orchestre. C'est sur ce chemin que le choeur poursuit avec cette confession: «Jusqu'à quel point, nous as-tu donc aimés!» Confession rassurante pour la foule, car le deuxième triple appel devient plus sûr, plus majestueux et plus humble également. Si l'on a pu ressentir de l'urgence dans les premières mesures, elle a maintenant disparu au profit d'un élan implacable et confiant. L'orchestre devient transparent, s'efface pour laisser toute la place au choeur. Au travers des méditations de saint Augustin, c'est à Dieu directement que l'on s'adresse, et l'auditeur est pris à témoin, comme s'il était public dans un drame scénique.

Il est fascinant d'entendre avec quelle vitesse le compositeur arrive à transporter l'auditeur dans son monde, en lui imposant son langage, en le guidant directement au plus profond de son oeuvre. Le triple appel suivi de la phrase «jusqu'à quel point nous as-tu donc aimés!» se fera encore entendre deux fois dans cette introduction, servant de pilier pour l'architecture globale de cette dernière. Et magistralement tissées entre ces piliers, les méditations de saint Augustin peuvent alors prendre une dimension dramatique colossale.


Le texte

On comprend aisément l'importance du texte: c'est lui qui détient les clés de l'oeuvre. La première évidence est que, malgré la complexité propre à l'écriture contrapuntique, le texte demeure toujours intelligible et au premier plan sonore de l'architecture musicale. L'une des récurrences stylistiques de Martin est le traitement syllabique des paroles, que ce soit pour le choeur ou les solistes: il est rare d'entendre une vocalise (sauf si le texte l'exige ou s'il est en latin, comme dans la Messe pour double choeur ou le Requiem). Martin n'hésite pas non plus à composer des rythmes complexes pour les chanteurs afin de se rapprocher de la langue parlée, rendant ainsi plus de naturel au discours. L'écoute du texte devient donc l'une des pistes les plus sûres pour entrer dans l'oeuvre et comprendre la signification de celle-ci...

 

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RMSR juin 2011

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