No. 62/3    septembre 2009

 

Le chant de saint François et la parole des oiseaux

Une écoute comparée de la Légende de Liszt et du 6e tableau
de l'opéra Saint François d'Assise de Messiaen

par Muriel Joubert, Université de Lyon II

 

Préambule

Parmi les compositions musicales (relativement peu nombreuses) qui s'inspirent de la vie de saint François d'Assise, deux s'attachent particulièrement à l'épisode du Prêche aux oiseaux: Franz Liszt a écrit en 1863 une «Légende» pour piano seul, tandis que, 120 ans plus tard, Messiaen y a consacré tout un tableau -- le plus long, «le meilleur» -- de son unique opéra Saint François d'Assise. Si la comparaison s'avère être une tâche délicate, tant l'investissement de chacun des deux compositeurs, voire la durée des oeuvres, diffèrent, elle permettra de révéler des spécificités quant à la manière dont ces musiciens fondamentalement croyants et pratiquants ont imprégné leurs oeuvres du sentiment religieux. Un premier tableau permet de synthétiser les données principales de ce travail comparatiste (fig. 1).

Joubert Messiane fig 1

 

Les sources littéraires

Messiaen seul semble avoir repéré ce passage de la première des Considérations sur les stigmates:

«[...] Saint François commença à contempler le paysage et la disposition du lieu. Et, comme il le faisait, voici venir une grande multitude d'oiseaux divers, qui, par leurs chants et leurs battements d'ailes, montraient tous très grande joie et allégresse; et ils entourèrent saint François de telle sorte que les uns se posèrent sur sa tête, les autres sur ses épaules, d'autres sur ses bras, d'autres dans son sein et d'autres autour de ses pieds.»

Toutefois, la source principale à laquelle se réfèrent les deux compositeurs est commune: le chapitre 16 des Fioretti de saint François, sorte de grand poème, évoque l'épisode du Prêche aux oiseaux. Dans le texte, à la question de savoir ce qu'était la volonté divine à son égard, saint François reçoit par frère Massée et grâce à frère Sylvestre et soeur Claire la réponse: «Sa volonté est que tu ailles prêcher par le monde, parce que [Dieu] ne t'a pas élu pour toi seul, mais aussi pour le salut des autres». Après avoir prêché aux hirondelles, saint François rencontre d'autres oiseaux:

«Et, comme il continuait son chemin dans la même ferveur, il leva les yeux et vit quelques arbres près de la route, sur lesquels il y avait une multitude presque infinie d'oiseaux; saint François en fut émerveillé et dit à ses compagnons: "Vous m'attendrez ici sur la route, et j'irai prêcher à mes frères les oiseaux." Et il entra dans le champ et il commença à prêcher aux oiseaux qui étaient à terre; et "aussitôt ceux qui étaient sur les arbres vinrent auprès de lui, et tous ensemble restèrent immobiles jusqu'à ce que saint François eût fini de prêcher; et ensuite ils ne partirent même lorsqu'il leur eut donné sa bénédiction. Et selon ce que raconta plus tard frère Massée à frère Jacques de Massa, bien que saint François marchât parmi eux et les touchât de sa tunique, aucun cependant ne bougeait.

La substance du sermon de saint François fut celle-ci: "Mes frères les oiseaux, vous êtes très redevables à Dieu votre créateur, et toujours et en tous lieux vous devez le louer parce qu'il vous a donné la liberté de voler partout, et qu'il vous a donné aussi un double et triple vêtement; ensuite parce qu'il a conservé votre semence dans l'arche de Noé, pour que votre espèce ne vînt pas à disparaître du monde, et encore vous lui êtes redevables pour l'élément de l'air qu'il vous a destiné. Outre cela, vous ne semez ni ne moissonnez, et Dieu vous nourrit, et il vous donne les fleuves et les sources pour y boire, il vous donne les montagnes et les vallées pour vous y réfugier, et les grands arbres pour y faire vos nids. Et, parce que vous ne savez ni filer, ni coudre, Dieu vous fournit le vêtement à vous et à vos petits. Il vous aime donc beaucoup, puisqu'il vous accorde tant de bienfaits. Aussi, gardez-vous, mes frères, du péché d'ingratitude, mais appliquez-vous toujours à louer Dieu."

Pendant que saint François leur disait ces paroles, tous ces oiseaux commencèrent à ouvrir leurs becs, à tendre leurs cous, à déployer leurs ailes et à incliner respectueusement leurs têtes jusqu'à terre, et à montrer par leurs mouvements et leurs chants que les paroles du père saint causaient un très grand plaisir. Et saint François se réjouissait et se délectait avec eux, et il s'émerveillait beaucoup de voir une telle multitude d'oiseaux et leur très belle variété et leur attention et leur familiarité; ce pourquoi il louait dévotement en eux le Créateur.
Finalement, la prédication terminée, saint François fit sur eux le signe de la croix, et leur donna licence de s'en aller; et alors tous ces oiseaux s'élevèrent en bande dans l'air avec des chants merveilleux, puis ils se divisèrent en quatre groupes, suivant la croix que saint François avait tracée sur eux: un groupe s'envola vers l'orient, un autre vers l'occident, le troisième vers le midi et le quatrième vers l'aquilon, et chaque bande s'en allait en chantant merveilleusement; ils signifiaient par là que, de même que saint François, gonfalonier de la croix du Christ, leur avait prêché et avait fait sur eux le signe de la croix, suivant lequel ils s'étaient divisés en chantant vers les quatre parties du monde, de même la prédication de la croix du Christ, renouvelée par saint François, devait être portée par lui et par ses frères à travers le monde; et ces frères ne possédant, comme les oiseaux, rien de propre dans ce monde, s'en remettent du soin de leur vie à la seule providence de Dieu.»

Ce texte, riche en couleurs et en sons, ne pouvait qu'inspirer des compositeurs comme Liszt et l'ornithologue Messiaen, qui semble se saisir de ce prétexte pour un gigantesque concert d'oiseaux. «Nous sommes à Assise. On voit un grand chêne vert. C'est le printemps et beaucoup d'oiseaux chantent. Saint François, suivi de frère Massée, fait un sermon aux oiseaux et les bénit solennellement. Les oiseaux répondent par un grand concert où l'on entend non seulement les oiseaux de l'Ombrie, et spécialement la capinera (fauvette à tête noire), mais aussi des oiseaux d'autre pays, des îles lointaines, et notamment de l'Ile des Pins, près de la Nouvelle-Calédonie.»

Pourtant, malgré la source identique, l'impact compositionnel que suscite cet épisode de la vie de saint François est très différent. Les écarts, qui concernent la durée et l'effectif requis (cf. fig. 1, p. 53), se reportent d'ailleurs sur la structure: les deux pièces s'organisent selon une alternance de différentes séquences, mais il est à noter que Messiaen multiplie les «concerts d'oiseaux» (fig. 2).

Joubert Messiaen fig 2

De plus, les choix thématiques que révèlent ces structures suscitent des procédés d'écriture similaires ou très différents, exposés à travers le tableau suivant (fig. 3, p. 57), qui me permettra de me livrer à une réflexion plus approfondie sur la manière dont chacun des deux compositeurs pénètre son oeuvre de son sentiment religieux...

 

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RMSR septembre 2009

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