No. 55/2    juin 2002

 

Le langage harmonique de Pelléas et Mélisande

TRADITION  ET  MODERNISME

par Serge Gut

 

«On me qualifie de révolutionnaire, mais je n'ai rien inventé.
J'ai tout au plus présenté des choses anciennes d'une nouvelle manière.»

 

Chez Debussy, l'harmonie ne tient pas un rôle aussi important que chez Fauré car, avec lui, la mélodie se dégage plus fortement de son emprise, retrouvant une liberté qu'elle avait perdue depuis le Moyen Age. Il n'empêche qu'elle conserve un poids considérable, d'autant que les acquisitions de l'auteur de Pelléas, dans ce domaine, sont remarquables. A tel point que l'on a souvent parlé de la révolution debussyste, permettant de faire «monter» les septièmes, «descendre» les sensibles et, d'une manière générale, d'harmoniser selon son bon plaisir. En fait, il n'en est rien. Debussy reste certes un extraordinaire novateur, mais en élargissant le langage de ses prédécesseurs plutôt qu'en rompant avec lui, comme le fait Schoenberg; et sans procéder non plus à une coupure barbaro-primitive comme le fait Stravinsky. Ce langage a -- sous des couverts de liberté et d'indépendance -- des principes et des habitudes personnelles qu'il faut savoir retrouver. Examiner en profondeur la richesse harmonique de Pelléas et Mélisande demanderait tout un ouvrage. Dans le présent article, je me bornerai à en dégager les caractéristiques principales et je tâcherai de démontrer que Debussy a trouvé un équilibre satisfaisant entre le modernisme et la tradition.

Pour commencer, il faut rapidement retracer l'évolution stylistique du compositeur pour mieux situer la position de son drame lyrique. On distingue d'abord une période d'assimilation et de maturation assez lente, puisqu'elle se prolonge au-delà de la trentième année. Aux influences de Franck et plus encore de Wagner -- qui le subjugue avec son Parsifal -- se joignent celles de Massenet et de Moussorgski, le premier l'ayant sans doute davantage marqué que l'on ne le concède généralement, et le second l'ayant peut-être moins influencé qu'on a voulu le dire. Cette première période se termine par le Quatuor (1892-1893) qui -- malgré sa perfection et son originalité -- regarde encore vers le passé par son procédé de transformation thématique et par son discours rhétorique. C'est brusquement, et par un coup d'envoi magistral, que s'ouvre la deuxième phase. En effet, le Prélude à l'après-midi d'un faune (1894) nous plonge d'emblée dans cet univers de rêves, de chatoiements, de sensations raffinées et multiples, qui va se prolonger pendant près de vingt ans et subjuguer le monde. Le second recueil des Préludes pour piano (1910-1913) prolonge somptueusement cette période d'épanouissement. Mais dès avant 1910, un reflux s'opère. Abandonnant progressivement ce qui avait fait son unique et incomparable originalité, Debussy va se tourner de plus en plus vers les oeuvres du XVIIIe siècle, pour tâcher d'en faire revivre la forme et l'esprit. Il opère ainsi un retour vers une sorte de néoclassicisme personnel qui, il faut bien en convenir, ne l'amène pas aux sommets qu'il avait atteints précédemment.

Comme on peut le constater à partir de ce court aperçu, Pelléas se situe vers le début de la somptueuse seconde phase, marquant un tournant dans les facultés créatrices du compositeur qui, les ayant totalement assimilées, synthétise toutes les acquisitions de son langage. Il est bon de rappeler que l'élaboration du seul drame lyrique de Debussy fut longue, puisqu'elle dura près de dix années. Commencée en 1893 -- alors qu'il venait d'achever le Quatuor et qu'il s'apprêtait à nous subjuguer avec son Faune -- la partition avança lentement, avec des retours, des hésitations, des pages déchirées et réécrites, en un processus incessant de réactualisation qui dura jusqu'à la création en avril 1902. En ce sens, on peut bien dire que le langage musical de Pelléas représente une véritable «somme» de l'art debussyste. Et quand on en scrute les particularités, on pénètre plus avant dans l'intériorité du génie qui l'a conçu.

LA GRANDE INNOVATION DEBUSSYSTE: LE STATISME HARMONIQUE

Entrons dans le vif du sujet. Et sans commencer par se perdre dans de multiples considérations de détail, aussi intéressantes soient-elles (et sur lesquelles je reviendrai plus loin), je voudrais d'emblée attirer l'attention sur ce qui distingue fondamentalement la façon d'harmoniser de Debussy non seulement de celle des grands Allemands comme Wagner ou Strauss, mais également des plus éminents de ses compatriotes contemporains comme Fauré et Ravel.

En fait, il s'agit d'abord d'un phénomène esthétique et psychologique qui trouve ensuite sa traduction technique dans le domaine de l'harmonie, grâce à l'habileté du compositeur. On sait que dans le romantisme, ainsi que dans le postromantisme wagnérien -- qui ne fait qu'en amplifier les caractéristiques -- l'individu est au centre du monde et la nature reflète et exprime ses passions. Il en résulte une notion panthéiste d'un univers animé et en mouvement. Le concept de Ewiges Werden (éternel devenir) traduit bien cette attitude. Dans l'impressionnisme tel que le conçoit Debussy, l'individu est également au centre du monde et de la nature, mais celle-ci est souveraine et le compositeur ne fait qu'enregistrer et subir ses impressions: d'où la notion d'un univers statique et immobile, proche d'un tableau pictural. Le très grand mérite de Debussy a été d'avoir su trouver les moyens techniques et formels les plus adéquats pour exprimer son attitude fondamentale et sa psychologie profonde...

 

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rmsr

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