No. 77/2   juin 2024

 

Romantisme & modernité

Beethoven harmoniste

Par Vincent Arlettaz

Beethoven par Mähler, v. 1804-1805

Fig. 1 : Joseph Willibrord Mähler (1778-1860) : portrait de Ludwig van Beethoven, vers 1804-1805. Museen der Stadt Wien. © Wikimedia Commons.

 

En ce mois de juin 2024, notre rédacteur en chef Vincent Arlettaz publie une étude en deux volumes sur l'harmonie chez Beethoven, aboutissement de longues années de recherche. Il nous livre ici un aperçu de cet ouvrage de 850 pages, contenant plus de 800 exemples musicaux; ce dernier analyse une cinquantaine d'oeuvres du maître de Bonn, illustrant l'incroyable évolution de son style, entre les premiers concertos pour piano, de facture entièrement classique, et les ultimes quatuors à cordes, extraordinaire anticipation de la musique du XXe siècle.
 

A elle seule, la poignée d'oeuvres citées ci-dessus semblerait suffire à démontrer l'importance de l'apport de Ludwig van Beethoven (1770-1827) dans l'évolution du langage musical occidental. Pourtant, rares sont les recherches qui ont été consacrées à son harmonie, dont certains ont même pu contester le caractère novateur; ainsi, selon Michel Lecompte, auteur d'une importante étude sur l'oeuvre symphonique du maître de Bonn:

«Il n'y a d'ailleurs pas d'innovation marquante dans ce domaine [...]. Les accords qu'il emploie sont ceux de Mozart et de Haydn: accord parfait, sixte, sixte napolitaine, sixte augmentée, septième de dominante, septième diminuée... C'est davantage dans la manière d'utiliser ces accords et dans les relations tonales à courte ou à longue distance que Beethoven va marquer son originalité.» [ Michel Lecompte: Guide illustré de la musique symphonique de Beethoven, Fayard, 1995, p. 50.]

Il semble néanmoins plus que difficile de souscrire à une telle appréciation, qui ignore la teneur de dizaines d'oeuvres fameuses de notre compositeur, commençant au plus tard avec la Sinfonia Eroica (1803), et se prolongeant jusqu'à la sonate Hammerklavier (1818) et surtout la Grande Fugue pour quatuor à cordes (1825), c'est-à-dire jusqu'à l'extrême fin de sa carrière -- en un fantastique crescendo de surcroît. Malgré cela, contrairement à celle d'un Berlioz, d'un Liszt ou d'un Wagner, qui ont fait depuis pas moins d'un siècle l'objet d'études monumentales, l'harmonie beethovénienne reste à ce jour largement à découvrir; car en dépit d'un grand nombre d'analyses de détail, un traitement global d'envergure faisait jusqu'ici défaut.

 

La 'tonalité élargie'

C'est au début des années 2000 que se situe le démarrage de la recherche sur l'harmonie beethovénienne: après une thèse consacrée aux origines du langage tonal entre le XIIIe et le XVIIe siècle, je m'étais engagé dès 1999 dans un nouveau projet centré sur l'harmonie romantique. L'objet était alors de décrire l'évolution qui a amené vers 1850 au style appelé «tonalité élargie» -- style représenté notamment par le Tristan de Wagner, et préparant l'avènement de l'atonalisme au début du XXe siècle. Ce premier programme, qui a bénéficié d'un financement du Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS, Berne), s'intéressait à décrire les développements du langage musical dans l'oeuvre de trois compositeurs de référence: Berlioz, Liszt et Wagner; il a débouché sur une douzaine de publications, articles ou actes de colloques, parus dès l'an 2000. L'enjeu était alors de préciser la chronologie de l'évolution du style chez ces trois personnalités fondatrices, ainsi que de montrer les influences qui ont pu s'exercer entre elles. Assez rapidement au cours de ce travail est apparue la nécessité de pousser les investigations plus en amont, pour inclure notamment l'oeuvre de Beethoven, où l'on trouve déjà des éléments novateurs très intéressants.

Pour ce second projet axé sur Beethoven, quelques études préparatoires avaient été réalisées dès l'automne 2000, mais c'est au printemps 2002 que le chantier devait véritablement commencer à se développer. Après deux ans toutefois, de nouvelles priorités de recherche étant apparues, ce travail dut être mis durablement de côté; il ne put être repris qu'en été 2013, pour ne plus être interrompu. Il aboutit aujourd'hui, avec la publication d'un ouvrage en deux volumes, totalisant 850 pages -- de grand format, en raison des exemples musicaux (au nombre de 800 environ), qui ne pouvaient pas être trop réduits, au risque de devenir difficilement lisibles. De telles dimensions, peu habituelles dans notre discipline, jointes au caractère spécifiquement analytique du contenu, justifiaient de créer pour porter ce projet une nouvelle entité éditoriale, les Editions de la Colombière, dont c'est ici la première réalisation. Celle-ci apparaît d'ores et déjà, ne serait-ce que par son volume, comme un projet hors norme. Après deux ans de recherche de solutions techniques, le puzzle financier a finalement pu être résolu: les volumes sont sortis de presse en juin 2024.

Dans le présent article, nous nous fixons comme objectif de présenter un aperçu général du contenu de L'évolution de l'harmonie chez Beethoven. Ce faisant, nous ne pourrons bien sûr nullement viser à l'exhaustivité; quelques axes essentiels permettront néanmoins au lecteur de se faire une idée globale du genre d'approche proposée, ainsi que d'apprécier l'importance des enjeux liés à ce sujet de recherche, certainement central pour l'histoire de la musique européenne.

 

Quelle analyse pour l'harmonie romantique?

La première difficulté du projet sur l'harmonie romantique, indéniablement, résidait dans le choix des méthodes d'analyse: la musique du XIXe siècle joue en effet sciemment avec les règles établies, qu'elle se plaît à provoquer, voire à briser; comment codifier ce qui revendique la liberté? Concrètement, les deux méthodes d'analyse harmonique les plus utilisées à l'heure actuelle, celle des degrés et celle des fonctions, ont toutes deux été développées dans le cadre de la musique tonale du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, qui ne comporte que des modulations relativement peu fréquentes; entre celles-ci, l'harmonie se déploie dans le cadre d'une tonalité bien définie, et se structure selon trois piliers fondamentaux, auxquels on a donné le nom de «fonctions tonales»: la tonique (harmonie basée sur le premier degré de la gamme), la dominante (cinquième degré) et la sous-dominante (quatrième degré). Ces trois fonctions tonales, qui reviennent de manière très régulière, représentent ici l'essentiel du tissu harmonique, au détriment des autres degrés, moins fréquents, et donc considérés comme plus faibles.

Ce système tonal, progressivement mis en place par les compositeurs dès les débuts de l'époque baroque, sera d'abord décrit et formalisé par Jean-Philippe Rameau (1683-1764), au début du XVIIIe siècle. Vers 1800, la méthode de ce dernier fut complétée et perfectionnée par l'Allemand Georg Joseph Vogler (1749-1814), auquel on doit l'introduction de chiffres romains pour désigner le degré de la tonalité auquel correspond chaque accord; cette technique d'analyse par degrés est aujourd'hui pratiquée -- avec des différences somme toute minimes -- dans l'ensemble des pays latins et anglo-saxons (ex. 1).

Haydn analyse par degrés

Vers la fin du XIXe siècle, un fameux théoricien allemand, Hugo Riemann (1849-1919), proposera une méthode quelque peu différente, utilisant des lettres en lieu et place des chiffres: ainsi, T désigne la tonique, et remplace le I; D la dominante (V); et S la sous-dominante (IV). Riemann introduit également un concept nouveau, celui d'«harmonie parallèle», pour rattacher à ce système simplifié les degrés faibles -- ainsi, le deuxième degré est considéré comme un parallèle (sorte de substitut) de la sous-dominante, et sera noté «Sp» («Subdominantparallele») (ex. 2).

Haydn analyse par fonctions

Assurément, la méthode de Riemann, qui prévaut aujourd'hui dans les pays germaniques, diffère peu du système des degrés; les principales divergences semblent être essentiellement une question de nuances, tenant à la mise en perspective générale: plus nombreux et donc moins réducteurs, les chiffres romains sont d'application un peu plus universelle, pouvant s'utiliser avec profit pour certaines musiques modales, soit plus anciennes, soit plus récentes que l'harmonie tonale -- des musiques dans lesquelles les trois fonctions de base ne jouent pas un rôle aussi important, alors même que les degrés restent nettement reconnaissables. Les deux méthodes trouvent néanmoins leurs limites lorsqu'on tente de les appliquer à la musique d'avant-garde du XIXe siècle -- qui est précisément celle qui nous intéresse ici. Plus on avance dans l'âge romantique en effet, plus les fonctions tonales se voient affaiblies par les compositeurs, et plus les modulations deviennent fréquentes; on peut, par exemple, lire des pages entières du chef-d'oeuvre de Richard Wagner, Tristan & Isolde, sans rencontrer une seule cadence parfaite dominante-tonique; et d'autre part, ce tissu harmonique divinement suspendu semble souvent moduler à chaque mesure, parfois même à chaque accord.

Or, l'approche par degrés ou par fonctions tonales suppose non seulement que l'on puisse définir clairement une tonalité, mais aussi que cette dernière dure un certain temps, nous permettant d'établir des relations entre harmonies au sein d'un système de référence commun. Degrés et fonctions restent donc, par la force des choses, des outils largement inopérants dans le cadre de ce répertoire. Pourtant, la musique de Wagner, au contraire de l'atonalisme de Schoenberg, n'est pas en rupture totale avec la tradition; elle a recours encore essentiellement à des harmonies bien connues du langage baroque ou classique: accords parfaits majeurs ou mineurs, septièmes de dominante, septièmes diminuées, sixtes augmentées, neuvièmes de dominante, septièmes de sensible, quintes augmentées, etc.; ces harmonies, même si elles ne forment presque jamais de cadences dans ce style résolument nouveau, restent reconnaissables dans une large majorité de cas. En conséquence, nous étant dans un premier temps assurés du fait que l'analyse par degrés ou par fonctions ne saurait être suffisante ici, il nous faut en outre absolument un outil capable de montrer que les accords, eux, sont bel et bien familiers...

 

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RMSR juin 2024

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(page mise à jour le 23 juillet 2024)