No. 67/2    juin 2014

 

Carmen

L'identité espagnole en question

par Matthieu Heim

Manuel Barron: La cueva del gato, 1860

Fig. 1: Manuel Barrón y Carrillo (1814-1884): 'La cueva del Gato' ('La grotte au chat'), 1860. Bandits dans les montagnes. Huile sur toile. Séville, Musée des Beaux-Arts.

Carmen, l'héroïne de l'opéra de Bizet, est devenue le symbole de l'Espagne aux yeux du monde entier. Mais dans la péninsule ibérique, la belle Andalouse reste paradoxalement mal aimée, car trop éloignée des canons traditionnels de l'identité espagnole. Carmen est une Gitane: politiquement, religieusement et racialement, elle incarne l'autre visage de l'Espagne.

«Ces Andalouses me fontpeur», s'écrie Don José, dès le début de l'opéra de Bizet. Exclamation lourde de sous-entendus mais qui, malheureusement, se trouve banalisée dans la plupart des mises en scène, tant l'origine andalouse de Carmen, à force d'être évidente, finit par s'estomper. Quoi de plus normal, en effet, qu'un jeune soldat navarrais, exilé en garnison à Séville, soit décontenancé par l'importante concentration de femmes hautes en couleur qu'il a pour tâche de surveiller à l'intérieur de la Manufacture de tabac? En optant pour cette histoire exotique, tirée de la nouvelle éponyme de Mérimée, le compositeur aurait cédé aux facilités de l'espagnolade, très en vogue au XIXe siècle. Et la belle gitane ne serait, en somme, selon certains commentateurs, qu'un des nombreux clichés qu'il convient de surmonter afin d'accéder à la vérité universelle de l'ouvrage... C'est là, à notre avis, un contresens. «On interprète mal Carmen parce que l'on ignore la vérité gitane; on la confond avec une image simpliste: castagnettes et tambourins pour agence de voyage. Ce n'est pas cela, l'Espagne», rappelle Teresa Berganza. Ce qui fait l'intensité du personnage, c'est précisément «son enfermement tragique dans une condition d'où il n'est pas possible de s'évader: celle de la Gitane». Si, derrière les concessions de façade à un exotisme bon marché, Bizet et ses librettistes ont réussi -- fût-ce involontairement -- à toucher du doigt les contradictions les plus intimes de l'identité espagnole, c'est bien parce que Carmen est, «du fait de ses origines, inscrite dans une collectivité pourchassée. Et, mieux encore, marquée par une fatalité».

«Gitane», résume de façon polémique l'écrivain Michel del Castillo, «Carmen appartient à l'Andalousie réprouvée, aux races impures. [...] Face à elle, Don José est un Navarrais pauvre qui tente d'échapper à la misère de ses montagnes dans l'armée où il a le grade de brigadier. [...] On se trouve devant deux archétypes qui, n'en déplaise aux Espagnols, expriment une certaine vérité de l'Espagne, telle que la Reconquête l'a faite: les purs au-delà de la frontière du Douro, les impurs au sud du Tage. [...] Carmen et José se désirent, ils s'aiment, mais que pèse leur amour devant la fatalité des races?»

Pour tâcher de comprendre en quoi Carmen et Don José pourraient incarner cette dualité identitaire de l'Espagne, il n'est pas vain de rappeler qu'au XIXe siècle comme au Siècle d'Or, la société espagnole reste structurée par le sentiment de l'honneur. «Honneur, ‘el honor', mais surtout point d'honneur, ‘pundonor': c'est là l'apport espagnol», analyse Lucien Febvre. «Il s'agit d'un complexe de sentiments qui comprend: la fidélité à Dieu, c'est-à-dire la ferveur religieuse et l'horreur de l'hérésie ou de la mécréantise; la fidélité au roi, c'est-à-dire la loyauté sans bornes, ‘la lealdad'; la fidélité à sa dame, c'est-à-dire la galanterie amoureuse et ses raffinements. C'est tout cela qui se fond dans le sentiment d'honneur à l'espagnole, qui résume avec intensité l'esprit chevaleresque. On connaît la devise de l'hidalgo espagnol: ‘Pour mon Dieu, pour mon Roi, pour ma Dame'.» Cette éthique aristocratique, prégnante pendant plusieurs siècles, a fini par déteindre sur l'ensemble du corps social. Don José, pourtant simple soldat, n'est-il pas suffisamment imbu de son ascendance supposée noble pour accoler, devant son prénom, le respectable «don»? Or, parce qu'elle est contrebandière, «sorcière» et gitane, Carmen contrevient point par point à cette éthique de l'honneur. Mieux: elle semble proposer, à rebours de la définition officielle, une identité espagnole alternative, qui fait apparaître en filigrane un visage mal-aimé de l'Espagne.

 

Une figure de la rébellion

Ouvrière le jour, contrebandière la nuit: Carmen est une «hors-la-loi». Mais, comme on va le voir, c'est aussi une femme qui s'inscrit «contre la loi». La nuance prend tout son sens si l'on garde présente à l'esprit l'ambivalence historique du banditisme andalou. Le brigand est très présent dans la littérature du Siècle d'Or, époque où le banditisme est à son faîte dans certaines provinces de la monarchie espagnole. Citons pour mémoire: Roque Guinart, dans le Quichotte, Antonio Roca, personnage d'une comédie éponyme de Lope de Vega ou encore Pedro Armengol dans El Bandolero de Tirso de Molina. Néanmoins, d'après la définition donnée en 1611 par le Tesoro de la lengua castellana?, il y a, en espagnol, «bandit» et «bandit». «Bandolero: celui qui se réfugie dans la montagne en emmenant avec lui des hommes de son clan. Ils abandonnent leur maison et leurs terres pour se venger de leurs ennemis. Parce qu'ils sont nobles, ils ne tuent aucune des personnes qu'ils rencontrent, bien que, pour survivre, ils les dépouillent d'une partie de leurs biens. D'autres bandouliers sont en revanche des bandits de grand chemin qui ne se contentent pas de dépouiller les voyageurs, mais qui les maltraitent et les tuent.» La langue classique distingue donc le bandolero du voleur, plutôt qualifié de ladron ou salteador de camino. Tandis que le voleur ne vit que pour attaquer les convois ou les personnes seules, le bandoulier conçoit le vol comme un moyen de survie. Dès lors, plus rien ne s'oppose à ce que le bandit puisse apparaître sympathique et, quoique criminel, devienne un héros.

Si le «bandit d'honneur» était une composante du folklore espagnol, l'Espagne n'en avait pas le monopole. Mérimée a pu trouver des modèles dans Les Brigands de Schiller (1781), Ivanhoé de Walter Scott ou encore Manfred, le drame en vers de Lord Byron publié en 1816. Thème littéraire, le bandit a aussi inspiré en France deux opéras-comiques fort célèbres en leur temps: Fra Diavolo ou l'Hôtellerie de Terracine (1830) de Daniel-François-Esprit Auber et Zampa ou La fiancée de marbre (1831) composé par Louis Joseph Ferdinand Herold. S'agissant d'Espagne, toutefois, Mérimée ne pouvait éviter de penser aux deux héros de Hugo, Hernani (1830) et Ruy Blas (1838) -- même si, clin d'oeil délibéré au lecteur, ce sont Les Mystères de Paris d'Eugène Sue (1842-43) et les Mémoires de François Vidocq (1829) qu'il choisit de citer à la fin de Carmen. De fait, tout bourgeois qu'il est, Mérimée nourrit à l'égard des brigands des sentiments insolites. Dès son enfance, il est fasciné par les aventures des flibustiers Morgan l'Olonnais et Montbard l'Exterminateur. En 1830, année de son premier voyage en Espagne, il publie anonymement dans Le National, l'Histoire de Rondino, esquisse du portrait d'un bandit au coeur honnête. Après un périple en Corse, il compose Colomba, en 1840. On y trouve déjà, cinq ans avant Carmen, une belle figure de bandit, Ors'Anton. Il s'en explique ouvertement: «Je goûte fort les bandits, non que j'aime à les rencontrer sur mon chemin, mais l'énergie de ces hommes en lutte avec la société tout entière m'arrache, malgré moi, une admiration dont j'ai honte.» Il n'est pas impossible non plus que les routes d'Andalousie lui aient fait faire certaines rencontres! «Parler violence sociale et a fortiori banditisme à propos de l'Espagne, c'est aussitôt évoquer l'Andalousie», confirme Gérard Chastagnaret. La bibliographie semble confirmer ce privilège régional.

Le banditisme andalou est un phénomène rural, mais c'est dans les montagnes -- Sierra Morena et Serranía de Ronda -- qu'il trouve ses racines. Au sein de la médiocrité générale du réseau routier espagnol, les régions montagneuses se distinguent, en effet, par la rareté des voies de communication. Or tandis qu'un réseau dense favorise le contrôle du terrain par les forces de l'ordre, la montagne protège le bandit et, en provoquant une concentration du trafic sur des passages de franchissement parfois difficile, favorise l'observation et l'agression. Inégalement réparti dans l'espace, le brigandage n'est pas non plus un phénomène uniforme à travers le temps. Sa grande époque, qui est aussi son chant du cygne, correspond aux deux premiers tiers du XIXe siècle. Le banditisme est, en fait, très dépendant de la conjoncture politique. Ardilla et Bernaldo de Quirós constatent, à juste titre, sa disparition pendant la guerre d'Indépendance, entre 1808 et 1812, et se demandent si le bandit n'a pas alors fait place au guérillero. La réponse ne fait pas de doute. Les troubles armés intérieurs récupèrent et dissolvent le banditisme. Les bandes armées deviennent groupes de partisans, comme elles le feront encore quelques décennies plus tard à l'occasion des guerres carlistes, en Catalogne. Par ailleurs, d'un point de vue socio-économique, l'équilibre d'une région rurale comme l'Andalousie est particulièrement fragile. De médiocres conditions climatiques provoquent facilement d'importantes famines et jettent de multiples journaliers dans l'errance. La dernière grande époque du banditisme andalou est d'ailleurs une période de très grande misère rurale, liée à la profonde déflation qui frappe le pays. La misère n'engendre pas automatiquement le brigandage, mais elle lui fournit un terrain favorable. Le déclin du banditisme est contemporain de l'avènement du chemin de fer, qui détourne des grandes routes une partie du trafic...

 

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RMSR juin 2014

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