No. 58/2    juin 2005

 

La figure stravinskienne de l'exécutant: Fantasme et aporie

Lecture critique de la Sixième leçon de la Poétique musicale

par François Balanche

Igor Strawinsky

 

«Il importe de distinguer deux moments, ou plutôt deux états de la musique: la musique en puissance et la musique en acte».

C'est par ce constat d'une dualité aristotélicienne, constitutive du fait musical, que s'ouvre la Sixième leçon de la Poétique musicale de Stravinsky, sobrement intitulée «De l'exécution».

Commençons par éclaircir l'axiome. La musique en puissance, ici, n'est pas autre chose que la musique considérée dans sa dimension graphique, envisagée comme ensemble de signes, comme tout signifiant et codifié; c'est donc la musique, comme le dit plus simplement Stravinsky, «fixée sur le papier», et telle qu'«elle préexiste à son exécution». La musique en acte, en revanche, désigne l'effectivation sensible, donc auditivement perceptible, de ce qui se donne avant tout comme texte, comme entité graphique; c'est la musique en tant que déploiement formel, temporellement et spatialement structuré, de la partition; c'est le moment sensible de l'exécution, ou plus exactement de l'interprétation.

Mais la musique en acte, envisagée dans ses rapports avec la musique en puissance, n'est pas à considérer comme une entéléchie, au sens aristotélicien du terme. La musique en acte, pour Stravinsky, ne désigne en rien la musique dans un état de perfection, de complétude, de cristallisation ultime qui pourrait être le sien au moment de l'interprétation, même si l'évidence d'un rapport téléologique du texte musical à son effectivation sensible ne soit pas ici à mettre réellement en question. C'est en elle, au contraire, que va s'opérer un franchissement, une transgression, un péché par infidélité envers la subjectivité créatrice, originelle et seule légitime du compositeur. Confronté au créateur, l'interprète se veut recréateur: on trouve toujours, chez Stravinsky, cette idée d'une interprétation vue et vécue comme transgression, donc comme altération, sinon comme trahison. Dès lors, il semble que la distinction aristotélicienne de la musique en puissance et de la musique en acte doive être considérée comme une sorte de préambule nécessaire à une réflexion plus profonde, parce que plus intéressée, sur les formes et les conditions de passage d'un mode d'être passif de la musique (la partition envisagée dans son objectité) à son mode d'être actif, qui en constitue le corrélat traditionnel (l'interprétation, en tant qu'étirement spatio-temporel d'un texte musical qui lui préexiste). Car ce n'est pas autre chose, finalement, qu'une philosophie de l'interprétation musicale que nous propose Stravinsky, à travers le développement de la Sixième leçon de sa Poétique musicale.

 

I. Traduction, altération, trahison:
l'interprétation musicale dans l'optique stravinskienne

Rien ne nous renseigne mieux sur la conception stravinskienne de l'interprétation musicale que le regard singulier et critique que porte le compositeur sur l'exercice de la direction d'orchestre. Accordons-nous par conséquent une digression sur le sujet, qui ne fera que rendre plus claire par la suite la question d'une bipolarité des figures caractéristiques de l'exécutant et de l'interprète.

La direction d'orchestre, comme modalité particulière de l'interprétation musicale, suscite la méfiance de Stravinsky: le chef d'orchestre, en tant qu'interprète non confronté à la matérialité de l'instrument, se trouve moins que personne à l'abri d'un glissement malencontreux de l'interprétation, quand il ne recherche pas lui-même, imbu de sa propre subjectivité recréatrice, le glissement de l'acte d'interprétation vers l'acte d'altération. Traduttore-traditore: littéralement, traducteur-traître; le jeu de mot italien, que Stravinsky trouvait si juste, rend bien compte, à travers la proximité des consonances, de la frontière parfois presque inexistante qui sépare la réalisation effective d'une oeuvre de sa transgression, et partant de la trahison, de cette même oeuvre.

Toutefois, ce serait se méprendre que de considérer la méfiance stravinskienne envers la direction d'orchestre comme étant systématique, et égale à elle-même dans tous les cas de figure. La direction d'orchestre, comme tous les autres modes de l'interprétation musicale, a ses «praticiens» légitimes et intègres; Stravinsky ne l'ignore pas. Et l'auteur du Sacre de louer, entre autres, les «dons de haute musicalité», la «sûreté» de la baguette, la «belle culture générale» d'un Ansermet, «le soin et l'attention» d'un Monteux, ou encore les qualités musicales sensibles des Toscanini, Reiner, Klemperer ou Rosbaud. Sans parler de Robert Craft, sur lequel Stravinsky ne nous dit rien de spécifique, mais auquel il témoigne cependant assez de confiance pour lui confier la responsabilité de créer plusieurs de ses oeuvres tardives...

 

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rmsr

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