No. 76/1    mars 2023

 

Homère et Virgile en musique (II)
Claudio Monteverdi: le Retour d'Ulysse dans sa Patrie

Par Vincent Arlettaz

Canaletto Venise Campo santi Giovanni e Paolo

Fig.1: Giovanni Antonio Canal, dit 'Canaletto' (1697-1768): 'Le Campo Santi Giovanni et Paolo' (1741). Cette place de Venise a donné son nom au théâtre où fut créé le Retour d'Ulysse dans sa Patrie de Monteverdi, au Carnaval de 1640. Aujourd'hui disparu, le théâtre était situé sur la Calle della Testa, petite rue sur la rive opposée du canal (le 'Rio dei Mendicanti').

 

Dans notre numéro de décembre 2022, nous avions publié le premier d'une série d'articles portant sur les mises en musique des poèmes d'Homère ou de l'Enéide de Virgile. Après avoir exploré l'ouvrage sans doute la plus intimement lié à ce fonds littéraire prestigieux, Les Troyens d'Hector Berlioz, nous nous proposons aujourd'hui de remonter aux origines de l'Humanisme à la Renaissance, puis de nous immerger dans la Venise du XVIIe siècle, lieu où ont été créés les tout premiers opéras tirés de l'épopée antique: Le Retour d'Ulysse dans sa patrie, de Claudio Monteverdi (1640), et la Didone de son disciple Francesco Cavalli (1641).

 

'Dulces exuviae'

En 1600, lorsque l'opéra est créé à Florence par un groupe d'érudits et de musiciens connu sous le nom de Camerata Bardi, il y a déjà de longues décennies que l'Humanisme se passionne pour l'Iliade, l'Odyssée, et surtout l'Enéide. Aussi les plus anciennes mises en musique de textes de Virgile n'ont-elles pas attendu le début du XVIIe siècle pour faire leur apparition. Nous ne nous arrêterons pas sur les quelques rares traces de notation musicale figurant dans l'un ou l'autre manuscrit médiéval de l'Enéide -- nous sommes ici entre le Xe et le XIIe siècle, et les neumes ne sont, pour l'instant, pas déchiffrables. Il ne serait pas possible en revanche de passer sous silence une remarquable série d'oeuvres produites au XVIe siècle: avant de faire l'objet des lamentos de Cavalli ou de Purcell, les adieux de la reine Didon avaient déjà été mis en musique par plusieurs compositeurs franco-flamands, dans leur propre langage polyphonique, proche tantôt du motet, tantôt du madrigal. Pour mémoire, voici le texte que Virgile met dans la bouche de son héroïne lorsque celle-ci, abandonnée de son amant, s'apprête à quitter ce monde:

«Douces reliques, tant que les destins, tant qu'un dieu le souffraient,
recevez mon âme et délivrez-moi de mes peines.
J'ai vécu, j'ai conduit à son terme la course que m'avait ouverte la fortune
et maintenant une grande image de moi va descendre sous la terre.
J'ai fondé une ville sans égale, j'ai vu des murs qui étaient à moi,
j'ai vengé mon époux, assuré le châtiment d'un frère devenu notre ennemi;
heureuse, hélas! trop heureuse si seulement les vaisseaux
dardaniens n'avaient jamais touché nos rivages.»

Bien avant qu'il existe des théâtres lyriques, les accents désolés de ces vers fameux avaient inspiré les plus grands compositeurs -- le plus ancien d'entre eux n'étant autre que Josquin Desprez (vers 1440-1521), maître parmi les maîtres de la Renaissance. Epousant les formes et le langage du motet -- genre sacré --, mais adaptés à un sujet profane, sa version du Dulces exuviae, par son style, peut être datée de 1500 environ. Le compositeur français Jean Mouton (vers 1459-1522), maître de chapelle du roi François Ier, réutilisera, sans doute peu de temps après, la même mélodie de soprano, mais composera trois nouvelles voix d'accompagnement. Publiée en 1545, la version -- particulièrement réussie -- de son disciple Adrian Willaert (vers 1490-1562), fondateur de l'école vénitienne, se confond elle aussi pratiquement avec le style du motet (ex.1).

Une dizaine d'années plus tard, un autre Franco-flamand vivant en Italie, Jacques Arcadelt (vers 1505-1568), signe une autre mise en musique du même texte; celle-ci sera éditée pour la première fois en 1556, et le style auquel elle recourt est proche de celui de Willaert. Le fameux Roland de Lassus (1532-1594), maître de chapelle du duc de Bavière à Munich (fig. 2), se laisse également inspirer par les adieux de Didon, qu'il traite d'une façon plus madrigalesque. Nous devons encore d'autres versions à des compositeurs moins connus, comme Marbriano de Orto (vers 1460-1529), Verbonnet (alias Johannes Ghiselin, actif vers 1491-1507) ou Jacob Vaet (vers 1529-1567), sans compter plusieurs anonymes. Au total, on recense une quinzaine d'oeuvres du XVIe siècle traitant cet extrait de l'Enéide.

 

'Dissimulare etiam sperasti'

Autre madrigaliste italien d'origine franco-flamande, Cipriano de Rore (1515 ou 1516-1565) exploita pour sa part un autre passage du livre IV de l'Enéide, proche du précédent, le Dissimulare etiam sperasti, ultime et houleuse entrevue entre Didon et son amant déserteur -- elle se situe donc avant le Dulces exuviae dans le récit virgilien:

«As-tu espéré, perfide, que tu pourrais de surcroît dissimuler
un tel crime et quitter ma terre sans rien dire?
Ni notre amour, ni les serments jadis échangés ne te retiennent,
ni Didon qui mourra d'une cruelle mort?
Que dis-je? tu armes une flotte sous les astres de l'hiver,
impatient d'aller parmi le grand large au milieu des Aquilons,
cruel! Eh quoi? Si tu n'allais chercher des champs étrangers,
des demeures inconnues, si l'antique Troie demeurait,
tes vaisseaux iraient-ils, cette Troie, la cherche par des flots démontés?
Est-ce moi que tu fuis? Mais moi, au nom de mes larmes, au nom de ta foi jurée
-- puisque, malheureuse maintenant, je ne me suis rien laissé d'autre --,
par notre mariage, par les prémices de notre hyménée,
si tu m'as quelque obligation ou si tu as en moi trouvé
quelque douceur, aie pitié de cette maison qui chancelle et, je t'en prie,
s'il est encore quelque place pour la prière, rejette cet affreux dessein!»

Le traitement musical est ici plus remarquable, le compositeur développant une véritable recherche rythmique, enrichissant de formules insolites un tissu harmonique fondamentalement homophonique (ex. 2). Lorsqu'il reprit le même texte, Roland de Lassus fit preuve de moins d'originalité, axant son travail principalement sur la déclamation rythmée du latin; son Dissimulare etiam sperasti est donc globalement moins intéressant pour nous. Il correspond aux recherches des érudits contemporains, notamment allemands, qui tentèrent, à partir d'oeuvres de Virgile, mais aussi d'Horace, de reconstituer (en musique à plusieurs voix) la prosodie des langues anciennes; ce répertoire, quantitativement non insignifiant, n'a toutefois pas d'importance particulière dans l'histoire de l'art musical.

 

Domenico Mazzocchi: 'Dido furens' (1638)

Dans la première moitié du XVIIe siècle, les choses prennent une tout autre tournure. On signalera d'abord une très intéressante cantate du compositeur romain Domenico Mazzocchi (1592-1665): intitulée Dido furens («La colère de Didon»), celle-ci reprend un large extrait du livre IV de l'Enéide, comprenant à la fois le Dissimulare etiam sperasti et le Dulces exuviae cités ci-dessus, mais en leur adjoignant de nombreux autres passages de la fameuse rupture. Le texte latin de Virgile (du vers 296 au vers 668) est ici utilisé littéralement, mais avec quelques coupures, dont la plus importante, portant sur pas moins de 170 vers (416-586) -- soit près de la moitié du total de l'extrait -- facilite la jonction entre le Dissimulare etiam sperasti et le Dulces exuviae. L'écriture est essentiellement pour un chanteur soliste accompagné d'une basse continue, dans le plus pur langage du recitar cantando contemporain -- autant dire que nous évoluons ici dans un registre très proche de l'opéra, bien que le texte ne soit pas en italien, et que l'aria soit absente. Didon (soprano) et Enée (ténor) se répondent, et la voix de Virgile (une basse) intervient par instants, prenant en charge le rôle du narrateur. Un bref ensemble à trois voix conclut cette longue scène, publiée dans un recueil imprimé en 1638, les Dialoghi & sonetti?. Ce dernier comprend également un duo de Nisus et Euryale, extrait du livre IX de la même Enéide, et relatant un épisode fameux des guerres menées par les Troyens en Italie.

Ne manquant nullement de vigueur ou de conviction (ex. 3), le style de Mazzocchi ne se laisse toutefois que rarement aller jusqu'à l'épanchement du lyrisme, et pourra par là même sembler proche des monodies des tout débuts de l'opéra -- celles de Peri et Caccini. Pourtant, deux ans seulement séparent sa Dido furens des premiers véritables opéras liés à la matière épique gréco-latine. Quant au lieu de cette découverte, ce ne sera pas Rome: l'immortelle Venise passe ici au premier plan...

 

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RMSR mars 2023

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