No. 75/2    juin 2022

 

Plaidoyer pour une analyse musicale éclectique (V)

Richard Wagner: Tristan & Isolde (1/2)


par Vincent Arlettaz

 

Richard Wagner, 1861

Fig. 1: Richard Wagner en 1860, un an après l’achèvement
de 'Tristan & Isolde'. Photographie par Pierre Petit, Paris.

 

Commencée en juin 2021, notre série d'articles sur l'analyse musicale nous a permis d'étudier successivement trois œuvres: un extrait du Requiem de Mozart, le Confutatis (1791); le premier mouvement d'une sonatine de jeunesse en la mineur pour violon et piano de Franz Schubert (D385, 1816); et enfin, un extrait de la Damnation de Faust de Berlioz, l'Invocation à la Nature (1846). Pour clore notre parcours, nous proposons d'aborder une œuvre mille fois analysée, mais dont les mystères restent à ce jour bien impénétrables: l'opéra Tristan & Isolde de Richard Wagner (1857-1859), qui représente à plus d'un égard une clé du siècle romantique; malgré sa légendaire complexité, ce chef-d'œuvre n'est pas sans une certaine similitude avec les trois spécimens abordés précédemment; et notre principe d'analyse éclectique pourra apporter, nous le croyons, quelques éclaircissements utiles à son sujet.

Les pièces analysées précédemment dans notre étude, malgré les importantes différences stylistiques existant entre elles, n'en possédaient pas moins un point commun fondamental: le fait de toutes comporter au moins un passage à l'écriture expérimentale, résolument futuriste. C'était le cas dans la dernière section du Confutatis de Mozart (sur les paroles «oro supplex et acclinis»), succession harmonique modulant en une grande descente chromatique, comme une sorte de lent effondrement, de mouvement de prosternation qui serait écrit dans la musique elle-même. La sonatine de Schubert, outre ses particularités de structure singulières (avec sa réexposition transposée une quinte plus bas), proposait une section de développement tout à fait spéciale, dont tout thème mélodique semblait être exclu, et qui ne se composait en fin de compte que d'une sorte de tissu harmonique fuyant et indéterminé, procédant par marches et par mouvements contraires, et insistant en permanence sur l'harmonie sibylline de sixte augmentée. L'Invocation à la Nature, enfin, allait encore au-delà, pour nous faire entendre une musique semblant moduler à chaque instant, comme si elle visait à éviter toute tonalité un tant soit peu stable; pourtant, sa sonorité reposait entièrement sur des harmonies très simples (essentiellement des accords parfaits et des septièmes de dominante), un peu comme si l'on avait utilisé des briques traditionnelles pour créer un édifice aux formes futuristes. Nous avions proposé, pour décrire ce procédé, l'expression «atonalisme consonant» -- ou si l'on souhaite être plus précis: «quasi-atonalisme peu dissonant». C'est ce même concept que nous proposons d'appliquer au cas de Tristan, dont la technique harmonique n'est pas très éloignée de celle de l'Invocation, même si son contexte global est assez différent.

 

'Tristan' et 'L'Invocation à la Nature'

Une première différence essentielle entre ces deux œuvres semble en effet résider non pas dans leur technique elle-même, mais dans l'environnement général qui est le leur: chez Berlioz, l'Invocation était très clairement une possibilité exceptionnelle, et son quasi-atonalisme ne pénétrait que fort peu les autres pièces de la Damnation. La Course à l'abîme et surtout le Pandaemonium, qui suivent l'Invocation, reprennent certes, à des degrés divers, le même mécanisme, mais celui-ci n'est réellement important dans aucune autre partie de l'ouvrage. Ces passages, modernes entre tous, ne représentent donc que quelques pour-cent de l'ensemble de l'ouvrage, où la tonalité traditionnelle -- la fameuse «fonctionnalité» -- garde le premier rôle. Lorsque Wagner écrit Tristan, à peine une douzaine d'années plus tard, le contexte a complètement changé: l'écriture quasi-atonale peu dissonante constitue ici -- sans doute pour la première fois dans l'histoire de la musique -- la formule par défaut, et ne laisse, au contraire, que des miettes aux solutions tonales usuelles. Plus que dans le procédé lui-même, c'est donc dans son développement quantitatif, dans sa généralisation, que réside la première nouveauté essentielle du langage de Tristan.

Une deuxième différence, moins fondamentale sans doute, réside dans le fait que les harmonies utilisées par Wagner sont globalement un peu moins consonantes que celles employées par Berlioz dans l'Invocation: outre les accords parfaits, les septièmes de dominante et les occasionnelles septièmes diminuées utilisés par ce dernier, nous trouverons également dans Tristan des neuvièmes de dominante, de nombreux accords de «septième de sensible» (accord diminué à septième mineure), un certain nombre de quintes augmentées et même, mais de manière exceptionnelle, quelques formations plus complexes, plus nettement discordantes. C'est, en somme, comme si Wagner avait réglé le curseur de la dissonance un peu plus loin que son prédécesseur, sans néanmoins remettre en cause le mécanisme général.

Quant aux cadences fonctionnelles, que l'on rencontrait encore, de manière isolée, dans l'Invocation, à savoir aux changements de section, elles sont encore plus rares dans Tristan, passant au-dessous de la barre des quelques pour-cent que Berlioz avait bien voulu leur conserver. Au total, si l'évolution entre l'Invocation et Tristan est spectaculaire, elle concerne surtout la généralisation du procédé -- sorte de modulation permanente, qui évince de facto les successions traditionnelles.

Entre 1846 et 1857-1859, en somme, l'accélération de l'évolution du langage aura été considérable. Il serait certainement intéressant d'examiner le rôle joué dans ce contexte par les œuvres de Franz Liszt, mais ceci nous ferait sortir du cadre de la présente étude. Wagner a-t-il connu, d'ailleurs, notre Invocation à la Nature? Jouée deux fois à Paris en décembre 1846, la Damnation de Faust ne fut plus donnée dans son intégralité dans la capitale française avant la mort du compositeur en 1869; elle fut entendue par contre plusieurs fois en Allemagne, notamment à Berlin en 1847, à Dresde en 1854 et à Weimar en 1856. Wagner n'a probablement assisté à aucune de ces représentations, car il résidait à Dresde en 1846 et 1847, puis vécut en exil en Suisse dès 1849. Toutefois, la partition de la Damnation avait été imprimée à Paris en 1854; et l'on peut raisonnablement supposer que, notamment par l'intermédiaire de Liszt qui s'en était fait le défenseur, l'ouvrage a pu parvenir jusqu'à Wagner dès le milieu des années 1850. Avant cela d'ailleurs, alors qu'il résidait à Paris, en 1839, l'auteur de Tristan avait pu entendre la création de Roméo & Juliette du même Berlioz, œuvre qui l'avait fortement marqué, et où l'on trouve -- bien que plus rarement -- quelques passages similaires à l'Invocation à la Nature (voir par exemple le début du mouvement lent, la «Scène d'amour»)...

 

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RMSR juin 2022

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