No. 70/4    décembre 2017

 

Aux portes de la Renaissance

La 'Contenance angloise'

Par Vincent Arlettaz

Martin le Franc, le Champion des Dames, manuscrit d'Arras

Fig. 1: Le manuscrit le plus célèbre du 'Champion des Dames' de Martin le Franc a été copié à Arras en 1451, et est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (fr 12476). Dans cette miniature initiale (fol. 1v), un personnage agenouillé, certainement l'auteur lui-même, encore en vie à l'époque de la copie du manuscrit, offre son ouvrage au duc de Bourgogne Philippe le Bon. Cliché BnF.

 

Originaire de la région d'Aumale en Normandie, poète et diplomate, Martin le Franc (vers 1410-1461) passa l'essentiel de sa carrière au service du duc de Savoie Amédée VIII, qui le fit nommer prévôt de la cathédrale de Lausanne en 1443. Figure aujourd'hui oubliée de l'histoire littéraire, il est au contraire devenu une véritable légende pour les musicologues, qui lui doivent le plus ancien témoignage sur l'origine anglaise du style musical de la Renaissance. Bien que cette affirmation ait été confirmée, plus de trente ans plus tard, par le plus célèbre théoricien de la musique du XVe siècle, Jean Tinctoris, les spécialistes n'ont pas réussi jusqu'ici à se mettre d'accord sur la teneur exacte de ce style anglais nouveau (la «contenance angloise», selon l'expression de Martin le Franc), qui aurait été créé par John Dunstable et ses contemporains, et qui aurait ensuite été adopté par les continentaux Dufay et Binchois, puis par l'ensemble de la prestigieuse école franco-flamande. Un réexamen de la question depuis ses fondements s'impose donc.
 

Né vers 1410, Martin le Franc reçoit sa formation à l'Université de Paris puis, vers le milieu des années 1430, fait son apparition à la cour de Savoie, à laquelle il restera attaché jusqu'à sa mort, survenue à Genève en 1461. Lorsque Amédée VIII, en 1439, fut choisi par le Concile de Bâle pour accéder à la dignité pontificale sous le nom de Félix V, Martin le Franc lui servit d'ambassadeur et se vit confier les plus délicates missions -- notamment celle de négocier (en 1447) avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne, une abdication honorable. Courtoisie oblige, Martin avait mis dans ses bagages un cadeau dont il espérait beaucoup: un ouvrage de sa main, 'Le Champion des Dames' -- son chef-d'oeuvre: un poème de 24'000 vers, écrit vers 1440-42, dédicacé à Philippe le Bon, et consacré à illustrer le mérite des femmes, en opposition notamment aux visions moins idéalistes du fameux Roman de la Rose de Jean de Meung.

Prenant la défense de Jeanne d'Arc et appelant à l'unité des Français contre l'Anglais, le livre ne semble pas avoir passionné la cour de Bourgogne; de nos jours, très peu peuvent affirmer l'avoir lu, et d'ailleurs il n'en a très longtemps pas existé d'édition complète. Un court extrait pourtant est inlassablement répété dans les histoires de la musique: aux deux tiers de l'ouvrage (aux vers 16'257 à 16'272), Martin parle de l'état de notre art en France, et cite plusieurs compositeurs fameux, donnant la préférence aux modernes sur les anciens:

Tapissier, Carmen, Cesaris
N'a pas long temps si bien chanterent
Qu'ilz esbahirent tout Paris
Et tous ceulx qui les frequenterent
Mais oncques jour ne deschanterent
En melodie de tel chois
Ce m'ont dit ceulx qui les hanterent
Que G. Du Fay et Binchois.

Car ilz ont nouvelle pratique
De faire frisque concordance
En haulte et en basse musique,
En fainte, en pause, et en muance,
Et ont prins de la contenance
Angloise et ensuÿ Dunstable
Pour quoy merveilleuse plaisance
Rend leur chant joyeux et notable .

Rappelons que Guillaume Dufay, ici nommé comme un des deux protagonistes de la musique moderne, fut longtemps collègue de Martin le Franc à la cour de Savoie, où il servit à diverses reprises dès le milieu des années 1430. Mais notre intérêt pour ce texte est encore extraordinairement accru par l'existence de propos similaires, plus de trente ans plus tard, sous la plume du plus important théoricien de la musique du XVe siècle: flamand originaire de la région de Nivelles et travaillant à la cour de Naples, Jean Le Taintenier (vers 1435-1511) -- plus connu sous son nom latinisé, Johannes Tinctoris -- est l'auteur du premier traité complet de contrepoint, achevé en 1477; le prologue de cet ouvrage contient le passage suivant:

«Et s'il est permis de rapporter ce que j'ai vu et entendu, j'ai eu parfois entre les mains quelques vieilles pièces d'auteurs inconnus, et qu'on dit apocryphes, composées d'une manière si maladroite et si insipide qu'elles offensaient l'oreille bien plus qu'elles ne la charmaient.
«Et -- chose dont je ne puis assez m'étonner -- aucune composition que les spécialistes jugent digne d'être écoutée ne remonte à plus de quarante ans. Mais à notre époque, sans parler des innombrables improvisateurs déclamant de la plus belle manière, par l'effet de quelque influence céleste, ou à force d'une recherche inlassable, je ne sais, les compositeurs fleurissent en nombre infini, tels que: Johannes Okeghem, Johannes Regis, Antoine Busnois, Firmin Caron, Guillaume Faugues, qui peuvent se vanter d'avoir eu pour maîtres dans cet art divin: Johannes Dunstable, Gilles Binchois, Guillaume Dufay, qui ont quitté la vie en des temps très récents. Presque toutes les oeuvres de tous ces compositeurs exhalent une telle douceur que, à mon avis, il faut les juger très dignes non seulement des hommes et des héros, mais aussi des dieux immortels.»

Quelques années plus tôt, le même Tinctoris avait déjà exprimé la même idée dans un autre de ses traités, le 'Proportionale musices' (vers 1472-1475), dont le sujet est la notation du rythme:

«De cette manière, à notre époque, les ressources de notre musique ont connu un accroissement si remarquable qu'elle semble être un art nouveau; et cet art nouveau, si je puis dire, on considère qu'il a eu sa source et son origine chez les Anglais, dont Dunstable fut le chef; il eut pour contemporains en France Dufay et Binchois, à qui succédèrent directement les modernes: Okeghem, Busnois, Regis et Caron, les plus éminents de tous ceux que j'ai entendus dans le domaine de la composition.»

Relevons que, tout comme Martin le Franc, Tinctoris a connu directement Guillaume Dufay, puisqu'il travailla notamment à la cathédrale de Cambrai pendant plusieurs mois de l'année 1460 -- date où l'aîné y est responsable de la musique polyphonique; dès lors, pourrait-on faire remonter à Dufay lui-même l'idée de l'origine anglaise du nouveau style musical? La chose est tout à fait envisageable, mais n'a jamais pu être démontrée. En tout état de cause, la concordance de vues entre Martin le Franc et Tinctoris est remarquable; et elle suggère que nous examinions la question de très près. Depuis près de deux siècles, les spécialistes ont multiplié les hypothèses à ce sujet, mais bizarrement, aucune unanimité ne s'est faite; bien au contraire, les décennies récentes ont plutôt tendu à défaire le consensus relatif qui s'était établi jusque-là; on pourrait même dire qu'il est de bon ton, depuis une trentaine d'années, de nier toute pertinence aux propos de Tinctoris et de Martin le Franc, et de réfuter toute espèce d'influence de la musique anglaise sur les compositeurs continentaux au XVe siècle. C'est là, à notre sens, faire la part vraiment trop belle à la méfiance: la présente étude se fixe donc pour but de démontrer que ces deux témoignages correspondent bel et bien à une réalité, et que la fameuse «contenance angloise» n'est pas aussi insaisissable qu'elle n'a pu parfois le paraître. Nous proposons de commencer par une synthèse des diverses tentatives d'explication qui ont été avancées jusqu'ici; dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux principes généraux énoncés par Tinctoris dans son traité de contrepoint (principes qui, bizarrement, n'ont que rarement fait l'objet d'études approfondies); puis, nous nous tournerons vers les oeuvres elles-mêmes, où nous tâcherons de montrer l'application pratique de ces idées; ici s'arrêtera notre première livraison. Par la suite, nous nous efforcerons encore de décrire l'évolution de la musique anglaise qui, en partant du XIVe siècle, a abouti à la formation de cette fameuse «contenance angloise» au début du XVe siècle, ainsi que la manière dont les compositeurs continentaux ont reçu et adopté la nouveauté.

 

Les consonances imparfaites (tierces et sixtes)

La «contenance angloise» a suscité une vaste littérature, que nous ne pouvons aborder ici que d'une manière relativement succincte; nous tâcherons cependant d'en dégager les lignes essentielles, en remontant le plus haut possible dans le temps, c'est-à-dire avec les débuts mêmes de la musicologie, vers la fin du XVIIIe siècle.

Bien que Burney (1782), Forkel (1801) et Kiesewetter (1834) aient connu le passage du Proportionale de Tinctoris cité ci-dessus, ils ne semblent pas lui avoir attribué beaucoup d'importance, le considérant plutôt comme une inexactitude, au mieux comme un hommage hyperbolique sans fondement réel. Avec François-Joseph Fétis au plus tard (1872) apparaît un élément d'explication important, qui devait connaître par la suite un développement considérable; parlant du traité anglais du XIVe siècle 'Quatuor principalia', Fétis affirme que ce dernier représente «un progrès considérable», en ce qu'on peut y trouver le premier passage démontrant «que l'usage des tierces et des sixtes majeures et mineures est nécessaire dans la succession des intervalles pour former une harmonie régulière».

Rappelons que ces tierces et sixtes, selon la nomenclature de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, appartiennent aux «consonances imparfaites», par opposition aux consonances «parfaites» que sont l'octave et la quinte. Dès l'époque de Fétis, la question de l'importance de ces consonances imparfaites dans la musique anglaise sera une thèse reprise par presque tous les auteurs qui traiteront cette période avec suffisamment de détail. Dès Hugo Riemann (1898) au plus tard, elle sera liée à l'avènement du faux-bourdon, un procédé de composition apparu vers 1430 dans la musique continentale, et qui fait un usage quasi exclusif des tierces et des sixtes...

 

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RMSR décembre 2017

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