No. 70/2    juin 2017

 

Musique de scène ou mélodrame?

Le 'Songe d'une nuit d'été' de Mendelssohn

Par Bénédicte Gandois

Edwin Landseer

Edwin Landseer (1802-1873), scène du 'Songe d'une nuit d'été', Titania et Bottom (1848).
National Gallery of Victoria, Melbourne.

 

La prédilection des romantiques européens pour le théâtre baroque -- en particulier Shakespeare et Calderón -- est connue et a été abondamment étudiée. Les pièces de Shakespeare sont jouées à Vienne dès les années 1580 et des troupes anglaises sillonnent le pays et font traduire leur répertoire en allemand; des adaptations d'oeuvres de Shakespeare sont jouées durant tout le XVIIIe siècle et, dans sa Dramaturgie de Hambourg (1769), Gotthold Ephraim Lessing loue à plusieurs reprises le dramaturge anglais et le convoque régulièrement comme étalon de sa critique. Comme le montre la lecture de catalogues ou d'études des répertoires des théâtres, Shakespeare est un modèle pour les théâtres nationaux fondés à Hambourg, Gotha, Vienne et Mannheim et son nom apparaît parmi les dramaturges les plus joués aux XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, en dépit de l'opposition rencontrée par Goethe à Weimar (face à un public amateur de drame bourgeois) ou de l'incompréhension de ses acteurs, le drame shakespearien connaît un grand succès dans l'Allemagne de l'Aufklärung, succès qui perdurera au cours du XIXe siècle. Les Allemands l'appellent «unser Shakespeare», cherchent des sources allemandes à ses pièces. Ludwig Tieck soutient, par exemple, que Shakespeare se serait inspiré d'une petite pièce, Die schöne Sidea, de Jakob Ayrer, dramaturge allemand mort en 1605, pour écrire La Tempête. De nombreux ouvrages sur Shakespeare paraissent, parmi lesquels figurent le discours de Goethe de 1771 ou le Shakespear [sic] de Herder de 1773. Malgré tout, on se pose la question de la possibilité de représenter ses pièces ou non, comme en témoignent les difficultés de Goethe à Weimar et ses réflexions.

August Wilhelm Schlegel (1767-1845) publie entre 1791 et 1801 ses traductions de seize pièces de Shakespeare, plus une autre en 1810; son travail est achevé par Ludwig Tieck (1773-1853), par sa propre fille Dorothea et par son gendre Baudissin après 1820. Elles deviennent la norme et ouvrent une nouvelle période de l'assimilation du théâtre shakespearien: désormais, l'on va réfléchir sur les traductions du poète, travail qui devient une «affaire de spécialistes» dans les années 1830-1840. Enfin, en 1864 est fondée à Vienne la Deutsche Shakespeare Gesellschaft, vingt-quatre ans après son homologue de Londres.

Deux raisons majeures de ce succès peuvent être ici évoquées. Les Allemands du tournant du siècle voient en Shakespeare et dans les auteurs anglais anciens une alternative culturelle au modèle classique, dit «méditerranéen», exporté par la tragédie française. En effet, dans son Cours de littérature professé à Vienne en 1808, August Wilhelm Schlegel qualifie de «romantiques» les littératures du nord de l'Europe et de l'Allemagne. Shakespeare propose surtout aux Allemands désireux de créer un théâtre et un opéra nationaux un autre modèle, une autre voie de création dramatique qui n'est pas celle de la tragédie française. On voit également en Shakespeare un génie «barbare» dont la culture n'est pas celle du modèle gréco-romain. Le dramaturge anglais apparaît, en effet, comme l'antithèse du classicisme, comme un génie non contraint, «romantique», qui a vécu «under a kind of mere light of nature» et n'a jamais connu les règles du théâtre classique. C'est cela, précisément, qui est à l'origine de l'admiration que lui voue Lessing. Plus tard, Goethe fait le récit de sa première découverte de Shakespeare, en 1770, alors qu'il était étudiant à Strasbourg, grâce à son ami Herder; cette découverte ressemble à une expérience religieuse:

«La première page de Shakespeare que j'ai lue m'a rendu conscient que lui et moi ne formions qu'un... J'étais comme un aveugle de naissance qui voit la lumière pour la première fois... Je n'ai hésité à aucun moment à renoncer au théâtre accablé par les règles des anciens... J'ai bondi dans l'air libre et pour la première fois j'ai été conscient de posséder des mains et des pieds... Face à Shakespeare, je reconnais que je suis un pauvre pécheur, tandis qu'il prophétise à travers la pure force de la nature.»

Il écrit aussitôt, au cours de l'été 1771, Götz von Berlichingen (dont la version définitive est datée de 1773), très influencé par Shakespeare, et sa passion pour le grand dramaturge se poursuit durant toute son existence, tout en évoluant: à l'article enthousiaste de 1771 «Pour l'anniversaire de Shakespeare» répond un article paru dans le Morgenblatt für gebildete Stände du 12 mai 1815, dans lequel Goethe théorise le système dramaturgique shakespearien. Shakespeare, par son génie «nordique» et «barbare», qui répond au désir des Allemands d'un «théâtre allemand», libéré du joug des contraintes du classicisme français, est autant source d'inspiration que de réflexion sur le théâtre pour les dramaturges du début du XIXe siècle.

On comprend donc le grand succès de pièces comme Hamlet, que l'on retrouve dans les tableaux statistiques de l'ouvrage de Ludwig Stahl, comme Macbeth ou encore comme Le Roi Lear et Roméo et Juliette qui semblent avoir été régulièrement joués. Cependant, en ce qui concerne le Songe, les sources consultées nous indiquent que la pièce n'était pas des plus connues et que c'est précisément la musique de Mendelssohn qui la fit entrer dans le répertoire: ceci explique peut-être que, lorsque les studios Warner envisagent d'en faire un film à grand budget en 1934, le projet ne se conçoit pas sans la musique de Mendelssohn -- adaptée par E.-W. Korngold -- et que Georges Balanchine construisit en 1962 son ballet à partir de la musique de Mendelssohn.

L'oeuvre complet de Friedrich von Schiller et celui de Goethe ont été numérisés et peuvent être explorés par mots clefs. J'ai interrogé ces bases par titres et par noms propres, en prenant soin de vérifier à chaque occurrence qu'il s'agissait bien d'un drame de Shakespeare et qu'il était bien mentionné dans l'oeuvre de l'auteur et non dans un quelconque apparat critique. Il va sans dire qu'une telle étude ne peut nous donner qu'une idée de la question et est loin de prétendre à une quelconque exhaustivité. On constate toutefois les faits suivants:

Friedrich von Schiller a traduit lui-même Othello (vers 1805) et Macbeth (vers 1800), qui sont abondamment cités; la pièce la plus souvent mentionnée ensuite est Hamlet (24 fois), puis Romeo und Julia, dont on trouve la trace, non dans ses propres lettres mais dans des lettres que lui adresse August Wilhelm Schlegel alors qu'il traduisait cette pièce. Puis, König Lear et Der Kaufmann von Venedig [Le Marchand de Venise] sont mentionnés deux fois, Timon von Athen et Prospero, le roi déchu de La Tempête, sont cités chacun une fois. En revanche, le Songe d'une nuit d'été est complètement absent de l'oeuvre de Schiller. On trouve cependant dans une lettre de Salomo Michaelis de 1796 la mention du «Sommernachts Traum». Enfin, Schiller a rédigé un Repertorium des Mannheimers Theater, listant les ouvrages joués du 2 janvier 1785 au mois de mars; parmi les 19 oeuvres représentées durant cette période figurent deux tragédies de Shakespeare, le Roi Lear (27 février) et Jules César (3 mars).

Une recherche semblable dans l'oeuvre de Goethe m'amène à la même conclusion: le poète traduit lui-même Romeo und Julia (vers 1811-1812); en tête pour le nombre de mentions vient Hamlet (cité 74 fois dans son oeuvre), et loin derrière lui les oeuvres suivantes: Macbeth (4 fois), puis Coriolan (2 fois), enfin, König Lear, Der Kaufmann von Venedig; apparaissent encore les prénoms de Miranda (La Tempête) et d'Othello, ces deux derniers étant cités dans une liste de héros. Là encore, le Songe d'une nuit d'été est absent. Les seules occurrences des noms de «Titania», «Oberon» et «Puck» se trouvent dans son Faust, dans le morceau intitulé: «Walpurgistraum oder Oberons und Titanias goldne Hochzeit» [Le rêve de Walpurgis ou les Noces d'or d'Obéron et de Titania]. La référence à Shakespeare est ici visible, mais très lointaine. Or, la pièce de Shakespeare était bien connue depuis le XVIIIe siècle sous le titre 'Ein Sommernachtstraum'.

En outre, la lecture de catalogues de sujets ou d'oeuvres opératiques nous permet de constater que le Songe a inspiré directement peu d'oeuvres musicales au XIXe siècle, et aucune en Allemagne. En revanche, l'entrée correspondant au Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn au catalogue de Gooch et Thatcher est suivie d'un très grand nombre d'arrangements les plus divers, tant au XIXe qu'au XXe siècle, ce qui souligne le succès européen de l'oeuvre. A la différence d'Hamlet ou de Macbeth, Le Songe d'une nuit d'été n'a pas souvent été mis en musique, voire représenté en Allemagne, même s'il était connu et lu. Les tragédies du dramaturge anglais, en particulier les tardives (Hamlet, Othello, Le Roi Lear, Timon d'Athènes, et Macbeth) ont certainement eu davantage de succès que ses comédies, du moins jusqu'aux années 1850. Par exemple, Hermann Ulrici, dans son ouvrage sur l'art de Shakespeare publié en 1839, consacre 82 pages aux six grandes tragédies de Shakespeare (les cinq mentionnées ci-dessus, plus Roméo et Juliette; il évoque également Titus Andronicus), 108 pages à ses seize comédies, et 88 pages à ses neuf drames historiques. Son étude d'Hamlet occupe une vingtaine de pages, celle du Roi Lear 14 pages, une dizaine pour chacune des autres tragédies, tandis que le Songe d'une nuit d'été et La Tempête sont étudiés ensemble sur une douzaine de pages. On perçoit donc mieux combien l'oeuvre de Mendelssohn a pu être moderne ou inattendue du public.

 

Genèse et représentation de l'oeuvre de Tieck et Mendelssohn (1843)

En 1840, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, désireux de réformer le théâtre, engage le vieux poète Ludwig Tieck, traducteur de Shakespeare, et Felix Mendelssohn, écrivant au premier:

«Les représentations des pièces traduites du grec, et les créations de Shakespeare devront faire l'objet de vos efforts sous le point de vue artistique.»

Seront jouées dans ce cadre trois pièces inspirées de l'Antiquité, Antigone (1841) et Œdipe à Colone (1845) de Sophocle, Athalie (1845) de Racine, et le Songe d'une nuit d'été (1843) de Shakespeare, ainsi que d'autres oeuvres avec la musique d'autres compositeurs, comme Wilhelm Taubert. Cette version du Songe d'une nuit d'été a une genèse particulière si l'on considère que le vieux poète comme le jeune compositeur ont tous deux réfléchi sur cette oeuvre depuis très longtemps. En effet, Ludwig Tieck tente à Dresde, en 1823, une représentation de Roméo et Juliette qui fût conforme à ses idées d'une mise en scène shakespearienne, puis, en 1836, une représentation de Macbeth; également en 1836, il publie un roman, Der junge Tischlermeister («Le jeune maître menuisier»), dans lequel il fait part de ses idées sur la mise en scène. La représentation du Songe d'une nuit d'été, avec le soutien financier du roi de Prusse, est une occasion nouvelle pour le poète de mettre en pratique ses idées sur le drame shakespearien...

 

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RMSR juin 2017

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