No. 70/1    mars 2017

 

III Aloÿs Fornerod et l'identité romande

Par Antonin Scherrer

Aloÿs Fornerod

© dr

Dans notre édition de décembre 2016, nous avions présenté deux articles consacrés au compositeur vaudois Aloÿs Fornerod (1890-1965): le premier proposait un portrait général de l'artiste, résumant les lignes principales de sa carrière et citant quelques-uns de ses textes marquants; le second considérait le corpus de ses compositions, pour y relever l'importance du modalisme, l'influence de la chanson populaire ainsi que la présence essentielle de la danse. Nous concluons aujourd'hui ce dossier en donnant la parole à Fornerod critique, penseur et historien. Sa contribution dans ce domaine, profondément marquée par le contexte dramatique de l'Après-guerre, met le doigt sur des questions identitaires que l'«Histoire longue» ne saurait ignorer?. Plusieurs autres grands acteurs de notre vie musicale, tels Gustave Doret, Henri Gagnebin ou Hermann Lang, lui donnent ici la réplique. (réd.)

 

Retrouvons Aloÿs Fornerod à son retour en Suisse en 1913, après le court passage chez Hans Pfitzner à Strasbourg (opéra et orchestration), c'est-à-dire au seuil de sa carrière non seulement de compositeur, mais aussi de musicographe. Fraîchement marié à sa cousine Suzanne Dupertuis, il doit se contenter dans un premier temps de petits travaux pour subvenir aux besoins du foyer. Il exerce comme violoniste à l'Orchestre symphonique et à l'orchestre du Théâtre de Lausanne, il dirige plusieurs chorales et donne des leçons privées. Il tente aussi une première collaboration avec la Tribune de Lausanne à la veille de l'éclatement de la Première Guerre mondiale -- collaboration qui tourne court, suite à une polémique déclenchée par son jugement critique sur une oeuvre du compositeur Emmanuel Moor. L'essai suivant sera le bon, en 1918, puisque sa plume ne quittera plus les colonnes du quotidien jusqu'en... 1958! Dans l'intervalle, Fornerod s'est lancé dans la composition de sa première oeuvre: une Symphonie en fa pour grand orchestre, qu'il reniera par la suite mais qui marque néanmoins le point de départ d'un engagement artistique qui rythmera son existence jusqu'à son dernier souffle, reflétant souvent l'état de ses pensées -- en particulier durant les premières décennies, marquées par la découverte de l'univers grégorien et de l'oeuvre des polyphonistes de la Renaissance, se traduisant chez lui par une abondante production de musique vocale sacrée.

 

Gustave Doret ou le salut par le retour à la tradition

L'année 1915 marque ses premiers pas de compositeur: c'est aussi celle où son compatriote et aîné Gustave Doret -- né en 1866, il appartient à la génération précédente -- publie son recueil Musique et musiciens, dans lequel il trace notamment les grands contours de la musique suisse du futur. Avant de nous plonger dans les premiers articles d'Aloÿs Fornerod, il est intéressant de s'y pencher pour connaître la vision de l'une des figures proéminentes de la scène romande du moment, compositeur lui aussi (il a signé en 1905 la partition de sa première Fête des Vignerons, suivie de plusieurs musiques de scène pour le Théâtre du Jorat des frères Morax), et qui plus tard sera souvent associé à Fornerod dans la catégorie des conservateurs, pour ne pas dire réactionnaires. Invoquant lui aussi l'incompatibilité des «races», Doret focalise son attention sur l'expérience des premières réunions de l'Association des musiciens suisses (AMS), née au début du siècle et qui rassemble des compositeurs des deux rives de la Sarine. En ces premiers mois de guerre, toutefois, il se garde bien d'attiser les sentiments nationalistes latents, préférant renvoyer le musicien suisse -- et notamment romand, celui-ci n'ayant selon lui que peu prêté oreille et crédit aux appels avant-gardistes venus de l'autre côté de la frontière nationale, au contraire de son collègue alémanique -- aux fondamentaux de la tradition helvétique, magnifiés en particulier par les grands spectacles lyriques du début du siècle: «sincérité», «beauté» et «nature»:

«Il faut un courage aussi héroïque qu'inconscient pour décréter un art national en un pays où la diversité des races est la raison même de son existence politique et sociale. Précisément, je pense que c'est un grand privilège pour les artistes musiciens suisses de n'être étouffés dans leur éducation par nulle influence officielle tyrannique et déprimante. Le groupement de nos compositeurs a provoqué la confiance dans leurs talents respectifs. Les timides ont été soutenus par la perspective d'entendre exécuter leurs partitions, fruit d'un long travail, trop souvent payé d'ingratitude et d'indifférence aussi bien que du mauvais vouloir des directeurs de sociétés et de théâtres.
«Lorsqu'on veut parler d'art national, il faut se placer à un point de vue très élevé, et l'on ne doit tenir compte qu'incidemment des oeuvres de circonstances qui sont plutôt du domaine de l'art local, art de clocher, si vous préférez. Ces oeuvres-là, inspirées de traditions populaires généralement, ont leur raison d'être; elles ont leur influence sur le développement du peuple, mais correspondent à une formule générale, malgré tout, limitée, dont l'unité consiste en la glorification patriotique. Elles sont une expression plus locale que nationale, j'insiste, malgré l'obligatoire chant national qui termine généralement toutes ces manifestations, fort belles parfois, de nos grands spectacles en plein air. C'est dans les productions de musique pure et d'art lyrique que nos musiciens suisses ont champ libre pour affirmer leur personnalité sans entraves; et, sous ce support, les séances organisées par l'Association sont d'un intérêt capital. Ici, nulle production qui puisse flatter la fibre patriotique trop facilement émotive. Des oeuvres, pour la plupart de conception haute, souvent sincères, produits de tempéraments les plus divers, d'éducations les plus dissemblables, expressions les plus variées de caractères et de races les plus opposés, tel est le bilan très passionnant des concerts de la Fête des Musiciens suisses à Neuchâtel.»

 

Gustave Doret et le combat «pour notre indépendance musicale»

Quatre ans plus tard, si le constat demeure à peu près le même, le ton est beaucoup plus violent: à la fois belliqueux et amer. La guerre et ses horreurs -- réelles mais aussi fantasmées -- est passée par là, et l'indépendance musicale de la Suisse est aux yeux de Gustave Doret clairement menacée par «l'invasion» des hordes allemandes. Publié à Genève en 1919, son opuscule Pour notre indépendance musicale adopte le mode combat pour tracer à la fois l'histoire et esquisser le futur. Sous sa plume auréolée d'autorité, ces idées depuis longtemps dans l'air du temps font mouche auprès de ceux que le chaos guerrier et surtout une incompréhension croissante face aux nouveaux chemins empruntés par une certaine musique «moderne», déroutent. Il paraît évident que Fornerod doit y avoir été sensible -- même s'il est encore trop jeune pour avoir pu en témoigner dans la presse --, notamment lorsque Doret déclare que «nous sommes menacés du côté du Nord, d'où ne vient plus la lumière» et que «notre victoire sera au prix du développement de nos forces vives».

Au moment d'évoquer la 18e Fête des Musiciens suisses, qui se déroule à Bâle en 1917, le ton prend un tour clairement martial. C'est une période extrêmement délicate pour la cohésion nationale, qui n'épargne pas les artistes. Contrairement au caractère essentiellement idéologique de la Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre a été menée la fleur nationaliste au fusil, exacerbant de toutes parts les fractures culturelles et identitaires. Même si la Suisse n'a pas pris une part active au conflit, elle n'a pas été épargnée par ce phénomène qui connaît son paroxysme durant les derniers mois de guerre, où l'issue finale du conflit demeure incertaine jusqu'au bout. De nombreuses personnalités alémaniques, notamment dans les plus hautes sphères de l'armée, ne font pas mystère de leurs sympathies germaniques. Sur le plan musical, le paroxysme est atteint lorsque l'Association des musiciens suisses accepte l'invitation de l'Allemagne impériale d'organiser sa Fête annuelle à Leipzig en... septembre 1918! Un rapprochement qui fait suite à deux tournées suisses déjà fort controversées à l'automne 1916 et au printemps 1917 de l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig: les deux seules réalisées durant la guerre par la phalange hors des frontières de l'Allemagne. De quoi nourrir la suspicion, en particulier chez les membres romands de l'AMS: des sentiments délétères qui voileront le ciel musical de la Suisse bien au-delà de l'armistice du 11 novembre 1918... et que le déferlement depuis l'Est de la «peste rouge» communiste viendra encore compliquer, comme nous le verrons plus loin, avec le lancement du concept de «bolchevisme musical» par Aloÿs Fornerod!

«L'invasion n'est pas à nos portes; l'invasion est en pleine action. Elle avait été annoncée par le Signale, journal musical de Berlin, qui, avec un calme cynique, déclarait, il y a quelques mois, “que la conquête musicale des Habitants des Montagnes n'étant pas complètement terminée, l'Allemagne allait lui renvoyer une fois de plus Nikisch et son orchestre”. On n'est pas plus aimable ni mieux intentionné. Sur le terrain artistique, d'où il semblerait que des préoccupations politiques et lourdement matérielles devraient être exclues, l'Allemagne a engagé une lutte dont les conséquences actuelles sont déjà si graves, que la Suisse allemande, plus attaquée que la Suisse française, se révolte.
«Par la voix de courageux musiciens, nos confrères zurichois, l'assemblée générale des Musiciens suisses a été mise au courant de faits prodigieux -- les chiffres parlent! -- d'actions révoltantes même, qui feraient croire que l'on considère insolemment en Allemagne que tout est à acheter dans notre pays. Le cri d'alarme, jeté par la Suisse allemande, a trouvé un écho profond dans l'assemblée générale: à l'unanimité, elle a chargé son comité d'étudier les moyens de défense qui puissent ne point entraver nos traditions d'hospitalité, mais qui donnent possibilité de prier les indésirables de cultiver, pour eux-mêmes, dans leur pays, l'art qui ne doit rien avoir à faire avec la politique et l'expansion commerciale.
«Certes, la question est délicate. Loin de nous tous l'idée d'entraver les manifestations intellectuelles, de quelque pays qu'elles nous viennent. La muraille de Chine serait notre “splendide isolement”; et ce n'est pas la Suisse qui pourrait suffire à l'épanouissement de nos talents musicaux nationaux. Lequel de nos compositeurs n'est pas redevable de son développement artistique et de sa carrière à l'un ou l'autre de nos pays voisins? Qu'auraient fait nos artistes et que feraient-ils sans l'appui, les encouragements et la collaboration des théâtres et des orchestres étrangers? Alors, comment agir contre ceux qui abusent de notre hospitalité, contre ceux qui, dans un but commercial, brandissent le drapeau de l'art d'un geste douteux?
«On se rend compte aujourd'hui du péril moral où la Suisse est conduite par son industrie hôtelière, dite des étrangers. Nous sommes, en plus, menacés par l'“industrie musicale étrangère”. Perspective grave. Ne nous laissons rien imposer et sachons discerner. Il faut éclairer le public: il ne faut exciter chez lui aucun sentiment étranger à l'art; il ne faut point opposer ceci à cela, mais il faut faire comprendre à ceux qui, sous un prétexte déguisé, cherchent un but d'exploitation qu'il serait préférable de laisser à notre propre initiative le soin de guider nos nationaux dans le domaine musical. [...]»...

 

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RMSR mars 2017

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(page mise à jour le 31 mars 2017)