No. 69/4    décembre 2016

 

Aloÿs Fornerod (1890-1965)

Aloÿs Fornerod

© De Jongh. BCUL, Fonds Fornerod

 

Compositeur, musicographe, critique, le Vaudois Aloÿs Fornerod laisse une oeuvre musicale abondante, ainsi que plusieurs volumes de réflexions sur notre art, parus dans une période troublée de l'Histoire. Son témoignage éclaire d'une lumière particulièrement instructive la question délicate de l'identité musicale romande, et pourra suggérer des pistes intéressantes pour nos musiciens actuels. Le présent dossier est le fruit d'un projet de recherche réalisé dans le cadre de la Haute Ecole de Musique Vaud Valais Fribourg (HEMU), avec le soutien de la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO). Deux premiers articles sont publiés dans le présent numéro; un troisième article, consacré à Fornerod historien et critique, suivra dans une prochaine édition de la Revue Musicale.

 

 

I Aloÿs Fornerod: un portrait artistique

Par Antonin Scherrer

Né le 16 novembre 1890 à la cure de Montet-Cudrefin dans le district d'Avenches, Aloÿs Fornerod est issu d'une ancienne famille vaudoise. Comme beaucoup de musiciens de ce canton, il est fils de pasteur. Ses racines sont profondes et terriennes, mais également ouvertes sur le monde des idées et leur «discussion»: à côté de son ministère, son père est professeur extraordinaire de théologie à l'Université de Lausanne. Sa mère, née Mathilde Dupertuis, donne le jour à un fils et deux filles après lui. La famille s'établit au bord du Léman lorsque le pasteur Fornerod est appelé à Lausanne, puis habite la cure de Pully lorsque celui-ci reprend le poste paroissial de cette localité. Le jeune Aloÿs, largement autodidacte, oriente sa formation générale vers les humanités classiques gréco-latines. Il étudie le violon et la théorie au Conservatoire de Lausanne, avant de partir élargir son horizon à Paris (1909-1911) puis à Strasbourg (1912-1913), sentant l'appel de plus en plus pressant de la musique.

Ces années de formation le mettent en contact très tôt avec les deux grands courants esthétiques qui s'affrontent alors en terre vaudoise: l'influence allemande d'une part, à travers son professeur de violon Max Frommelt (exemple type de ces «Musikanten» qui ont fait les premiers orchestres et institutions musicales de ce coin de pays, à commencer par le Conservatoire de Lausanne fondé par le Zurichois Gustave-Adolphe Koëlla) et son professeur d'harmonie Alexandre Denéréaz (formé à Dresde chez Felix Draeseke, et dont il suit l'enseignement au Conservatoire de Lausanne), puis à travers ses six mois à Strasbourg où il suit les cours d'orchestration de Hans Pfitzner; et d'autre part l'influence française, qui chez lui l'emportera haut la main. Celle-ci s'incarne dans les professeurs de la Schola Cantorum de Paris, qu'il fréquente durant deux ans. Le directeur et fondateur Vincent d'Indy fait forte impression sur son jeune esprit, de même qu'Auguste Sérieyx, professeur de contrepoint et bras droit du maître, qui s'installera par la suite à Veytaux où Fornerod continuera à aller le trouver -- il sera son parrain lors de sa conversion au catholicisme en 1926.

 

Schola Cantorum: le retour aux sources

La Schola Cantorum vient d'ouvrir ses portes à la fin du XIXe siècle, sous l'impulsion de Vincent d'Indy, Alexandre Guilmant et Charles Bordes, fondateur lui-même d'une Société pour la renaissance de la musique palestrinienne et la diffusion du chant grégorien (tel qu'il venait d'être restauré par les Bénédictins). L'une des raisons d'être de l'école est d'élargir le cercle des «convertis» à cette nouvelle approche de la musique, et les adeptes ne tardent pas à affluer: parmi les premiers inscrits figurent Albert Roussel, Déodat de Séverac et Erik Satie. A l'instar d'Aloÿs Fornerod, de nombreux Suisses font le voyage et en reviennent profondément marqués: ils s'appellent Henri Gagnebin, Carlo Boller, Fritz Bach, Emile de Ribaupierre... Installée dans les murs d'un ancien couvent de Bénédictins anglais, l'école de la rue Saint-Jacques incarne un idéal à la fois artistique -- fondé sur un retour aux sources de la grande tradition française du Moyen Age et de la Renaissance -- et pédagogique, marqué par une émulation très forte dans le rapport entre le magister et le discipulus, et dans le partage du savoir au sein même de la congrégation d'élèves. En 1959, dans la Gazette de Lausanne, l'ancien élève s'en souvient comme s'il venait de quitter les lieux la veille:
 

Plusieurs Suisses romands ont fréquenté les cours de la Schola Cantorum à l'époque de Vincent d'Indy, c'est-à-dire avant la scission qui sépara les héritiers artistiques du maître, mis légalement à la porte, de ceux qui avaient réussi à les supplanter en achetant en sourdine assez d'actions pour avoir la majorité au conseil d'administration. Ces Helvètes débarquaient un beau matin à la Gare de Lyon, s'installaient avec leurs bagages dans un taxi à traction chevaline. Le cocher, ayant examiné son client, criait à son camarade le plus proche: Joseph, tu sais le patois? Et, longeant la Seine sur la rive gauche, ils arrivaient au commencement de cette rue Saint-Jacques, sinueuse, pittoresque et moyenâgeuse où l'on entendait encore certains de ces «cris de Paris» immortalisés par Janequin dans une polyphonie qui a traversé les siècles. On passait devant l'église Saint-Jacques du Haut-Pas et, à gauche, non loin du Val-de-Grâce, au numéro 269, dans un hôtel qui fut occupé par des Bénédictins anglais, on trouvait la Schola et la pension de famille de la Schola.

Au rez-de-chaussée, le grand salon où Vincent d'Indy faisait ses cours, précédé d'un vestibule où étaient placardées les annonces de l'école et affiches des programmes de concerts. C'est là que l'on guettait l'arrivée du maître, c'est là que Gagnebin avait vu passer Albéric Magnard. D'Indy, habillé d'une redingote, avait l'air d'un pasteur, il devait être un peu timide et n'avait pas la parole facile mais il respirait une telle autorité que l'on tremblait devant lui et qu'en sa présence le reste de l'Univers disparaissait. Il était grand et son regard avait une telle acuité qu'il était impossible de le soutenir. Le cycle des études de composition était de sept ans, mais les élèves qui en obtenaient l'autorisation pouvaient suivre simultanément les cours des deux années. L'enseignement du premier cours était donné par Auguste Sérieyx, qui tenait sa classe dans une petite salle du premier, misérablement meublée et dont le plancher était de carreaux, comme dans les maisons de Provence ou les cuisines vaudoises. Ce dénuement monacal était le sort de toute la maison. Auguste Sérieyx avait été choisi par d'Indy pour rédiger le fameux Cours de composition musicale que l'éditeur Durand publiait et qui se trouve aujourd'hui dans toutes les bibliothèques. La lucidité exceptionnelle de Sérieyx justifiait cet honneur. Mais d'Indy professait que l'enseignement doit être oral et que ce sont les entretiens du maître et du disciple qui seuls peuvent avoir une valeur formatrice.

 

«Motet et Madrigal», ou la polyphonie vocale au XXe siècle

Lorsqu'en 1926 Henryk Opienski demande à Aloÿs Fornerod une contribution pour la plaquette retraçant les dix premières années de son ensemble vocal «Motet et Madrigal», pionnier de la redécouverte de ce répertoire en terre vaudoise, le musicien s'inscrit clairement dans la ligne esthétique de la Schola, qui consiste à rechercher dans les fondements de la tradition musicale latine le carburant d'une création contemporaine revivifiée et débarrassée de toute influence exogène:
 

Restaurer l'art du motet et du madrigal, c'est vivifier la musique moderne, c'est introduire dans ses artères un sang frais qui la préserve de la sclérose et de cet aspect sénile qu'elle prend quand les compositeurs abusent des développements et des procédés artificiels de l'harmonie. D'ailleurs, ne serait-ce pas puéril de croire que la musique vocale a dit son dernier mot et que la musique instrumentale régnera jusqu'à la consommation des siècles? [...]

Le principe des musiciens du XVe, du XVIe et du XVIIe siècle était la soumission aux lois de la mélodie et la soumission de la mélodie elle-même aux lois d'une bonne accentuation du texte. On voit quel est le problème qui se pose au compositeur de musique polyphonique vocale au XXe siècle. Il doit chercher à faire la synthèse de l'art mélodique des vieux compositeurs de motets et de l'art harmonique des compositeurs de musique instrumentale. Peut-être seul un grand génie pourra-t-il opérer cette fusion? Mais puissent nos efforts préparer sa venue.

 

Vincent d'Indy: ombres et lumières d'un maître

S'il vit son année et demie à la Schola Cantorum comme une révélation, Aloÿs Fornerod ne reçoit pas pour autant chacune des paroles de ses maîtres comme une vérité incontestable. Malgré son admiration sans borne pour Vincent d'Indy et sa personnalité tout entière tournée vers l'Autre, malgré également son adhésion totale à l'idée que c'est dans la reconquête de l'héritage médiéval (et par extension classique) que le compositeur latin trouvera son salut -- sa «vérité» --, il n'en demeure pas moins critique vis-à-vis de certains aspects de sa pensée, comme en témoignent ces lignes publiées en 1932 dans Les Echos de Saint-Maurice à la suite de la disparition de d'Indy. Certes, nous n'avons sans doute pas là le Fornerod de 1911, les yeux brillants de l'étudiant encore malléable et incapable d'une telle distance par rapport au maître; mais ce portrait contrasté nous montre par contre que rien -- pas même l'allégeance à une figure tutélaire -- ne saurait le détourner du combat qu'il mène en faveur de la renaissance pleine et entière -- expiatoire, destructrice même s'il le faut! -- de la tradition française, que nous détaillerons dans une partie ultérieure de cette étude. Du refus de l'«internationalisme» à la mise en garde du musicien latin face à la menace des «grands modèles beethovéniens ou wagnériens», pour en arriver à la valorisation du «génie de la race» comme source première d'inspiration: tous les grands thèmes de sa pensée esthétique sont là...

 

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RMSR décembre 2016

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