No. 69/4    décembre 2016

 

Initiatique ou populaire?

La Flûte enchantée

Par Vincent Arlettaz

Papageno

Papageno. Gravure non datée. © dr

 

La 'Flûte enchantée' est, sans doute possible, un des plus grands succès opératiques de la carrière de Mozart -- ou plutôt de tous les temps. L'ouvrage déroute pourtant, et l'on pourra y relever plusieurs aspects contradictoires qui, observés dès la création, n'ont heureusement pas réussi à contrecarrer l'enthousiasme populaire; ils ont forcé néanmoins les spécialistes à s'interroger. Citons-en un exemple fameux: au début de l'opéra, le spectateur non prévenu commence par croire que la Reine de la Nuit est un être bienfaisant, et que sa fille Pamina est réellement en péril. Le livret change diamétralement d'esprit en son milieu, et dès ce point, la Reine n'est plus vue que comme une sorte de sorcière, de menace à laquelle il s'agit désormais d'échapper à tout prix. Or, malgré cela, les instruments magiques offerts à Tamino et à Papageno par les trois dames, servantes de la Reine -- une flûte et un jeu de cloches -- continuent à opérer; et jusqu'au terme, leur action sera bénéfique, salvatrice même. Comment réconcilier ce fait avec le statut nouveau, entièrement négatif, dangereux même, de la Reine et de ses suivantes?

 

Les pouvoirs magiques de la musique

Le concept d'instrument magique reprend certes un mythe fort ancien, celui des pouvoirs surnaturels de la musique, répandu au moins depuis les Grecs. Selon la mythologie, l'art des sons peut notamment dompter les bêtes sauvages, tel le dauphin qui, charmé par la beauté du chant et de la lyre d'Arion jeté à la mer par des matelots cupides et assassins, le recueille sur son dos et le ramène à la terre ferme. La musique parle même aux êtres inanimés: c'est le cas d'Amphion qui, devant construire les murailles de Thèbes, fait danser les pierres, qui se mettent en place d'elles-mêmes -- un procédé technologique qui serait aujourd'hui encore d'une utilité certaine! Enfin, on ne saurait omettre ici la mère des légendes musicales, celle d'Orphée, qui sut par les accents de sa voix fléchir les gardiens de l'Au-delà, faillit même réussir à ramener à la vie sa défunte épouse. Vue dans cette perspective, la Flûte enchantée pourra être rapprochée des nombreux ouvrages qui, depuis les origines de l'opéra chez Monteverdi, et jusqu'à Gluck et au-delà, célèbrent les pouvoirs incompréhensibles de notre art.

Pour ce qui concerne l'époque de Mozart plus précisément, force est de constater que ce thème n'avait rien de très original: plusieurs spectacles en effet, représentés à Vienne peu avant la Flûte, l'illustrent clairement; appartenant également au genre du Singspiel (c'est-à-dire à une forme d'art populaire), ils tirent leur livret d'un recueil de contes -- d'inspiration orientale pour la plupart -- paru en 1786, et intitulé Dschinnistan?. Y apparaît notamment la légende d'Obéron, qui remonte pour sa part à une chanson de geste française, Huon de Bordeaux, et où l'instrument magique est un cor -- ce thème sera repris par Weber dans son opéra Oberon, créé à Londres en 1826. A Vienne même, peu avant la Flûte, un ouvrage en particulier avait connu un succès considérable; son titre: Kaspar le bassoniste, ou la Cithare magique. Quant au livret de la Flûte, il est tiré du même conte du Dschinnistan, intitulé Lulu ou la flûte enchantée; un jeune prince, Lulu, y libère une captive à l'aide de son instrument magique.

Nous prenons donc peu à peu conscience que nous sommes ici en présence d'une véritable tradition littéraire, inspirée du monde de la féérie; dans la Flûte toutefois, certains éléments semblent atypiques: notamment la fameuse contradiction entre ces pouvoirs magiques bienfaisants, et la nature négative des trois dames, au service de la Reine de la Nuit. Certains ont donc été amenés à supposer que le livret n'était rien d'autre qu'un «bricolage» incohérent; que l'approche de son auteur (ou de ses auteurs) avait changé radicalement en cours de travail, que le scénario avait été raccommodé, de manière malhabile. Cela semble peu probable toutefois, lorsqu'on connaît l'attention que Mozart prêtait de manière générale au choix de ses livrets. Quelques spécialistes ont préféré botter en touche, ne voulant voir dans l'histoire qu'une simple féérie, et affirmant qu'il ne faut pas considérer la solidité de l'intrigue comme un critère déterminant. Si le XIXe siècle s'est accommodé comme il le pouvait de telles contradictions, au XXe siècle, certains ont été tentés d'aller plus loin; ils se sont efforcés d'éclaircir le sens réel du livret, caressant l'espoir d'expliquer ainsi le succès de l'ouvrage. Le résultat de ces travaux a été d'obtenir un relatif consensus dans le monde des spécialistes: tous sont en effet à peu près d'accord aujourd'hui pour dire que la Flûte revêt un caractère symbolique; et que sa référence principale est à la franc-maçonnerie.

 

Une allégorie maçonnique

L'appartenance de Wolfgang Mozart à la franc-maçonnerie semble un fait bien établi; selon toute apparence, il fut suffisamment enthousiaste de l'Ordre pour pousser son propre maître, Joseph Haydn, et même son père, Léopold, à se porter candidats à l'initiation. La portée et la signification exacte de la référence maçonnique dans la Flûte n'en est pas claire pour autant, et différentes interprétations ont été proposées. Dans notre langue, deux théories ont été développées principalement: la plus ancienne est celle de Jean et Brigitte Massin, dès les années 1950; ultérieurement, Jacques Chailley revisita la question, qu'il fit l'objet d'une étude spécifique. Sans doute une sensibilité personnelle portait-elle ces différents auteurs à s'intéresser au sujet; claire pour ce qui concerne Jacques Chailley (malgré ses démentis occasionnels), l'appartenance à l'Ordre n'est pas improbable également pour les époux Massin, qui montrent de manière générale une bienveillance certaine pour la franc-maçonnerie. Même pour ceux qui n'ont pas été reçus parmi les initiés (et ne cherchent pas à l'être), les éléments de preuve semblent suffisamment convaincants; il n'est pas certain toutefois, même en disposant d'une connaissance approfondie du sujet, que l'intention exacte de Mozart puisse être devinée. Notre compositeur n'a en effet pas laissé d'informations écrites sur le sujet; certains (Chailley par exemple) ont supposé à cet égard que la correspondance du compositeur avait été expurgée, notamment par sa veuve. Quoi qu'il en soit, il ne paraît pas facile de distinguer, dans ces résonances initiatiques, entre une part réelle et une part fantasmée.

 

Les références rituelles

Si la franc-maçonnerie reste par essence une institution protégée par le secret, il existe une assez riche bibliographie concernant son histoire, son organisation, ses rites, et -- dans une mesure nettement moindre -- ses fondements philosophiques. Jacques Chailley propose dans son ouvrage une synthèse de l'ensemble de ces informations, mais le lecteur pourra en trouver l'équivalent dans plusieurs autres publications d'accès aisé. Cela étant, l'interprétation proposée par Chailley est essentiellement de nature rituelle: ainsi, il veut voir dans les épreuves subies par Tamino, Pamina et Papageno des allusions aux cérémonies d'initiation maçonnique; l'épreuve du silence, récurrente dans l'opéra, correspondrait à l'exigence de secret cultivée dans les loges. Cette analogie, plausible, semble toutefois peu spécifique: après tout, le silence n'est-il pas également valorisé, exalté même, dans d'assez nombreuses congrégations religieuses? Plus intéressant: l'épreuve maçonnique du «cabinet de réflexion» (première étape de l'initiation, où l'impétrant est isolé dans un local étroit et obscur, et doit rédiger son «testament philosophique», en présence de dessins macabres, d'un squelette ou d'un crâne, etc.) serait réfléchie dans le passage où Tamino et Papageno traversent des souterrains désolés; le testament quant à lui correspondrait à l'intervention des trois dames, qui tentent d'installer le doute dans l'esprit des jeunes héros en affirmant que l'ordre de Sarastro est dangereux. On aura remarqué bien sûr que ces parallèles sont loin d'être exacts; selon Chailley, Mozart aurait eu soin de modifier ces rituels, suffisamment pour ne pas les trahir, tout en en laissant subsister assez pour permettre aux initiés dans le public de ne pas s'y méprendre...

 

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RMSR décembre 2016

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