No. 69/1    mars 2016

 

L'adoption du cor anglais à Paris
au tournant du XIXe siècle

Un souffle nouveau sur le pupitre de hautbois

Par Florence Badol-Bertrand

 

Souvent abordée en parallèle avec celle du hautbois, l'histoire du cor anglais, sur le plan de sa facture et de sa littérature, reste à clarifier. Ce n'est que l'un de ses aspects que je propose d'envisager ici, en rassemblant les diverses sources qui peuvent permettre de comprendre dans quelles conditions l'instrument a trouvé sa place dans l'orchestre parisien au début du XIXe siècle. L'enquête s'est imposée logiquement dans le cadre de ma recherche sur le hautbois. Cet instrument, dont l'étymologie renvoie à ses sources françaises dans les principales langues européennes (oboe en italien, espagnol, anglais ou allemand), devient le parent pauvre des vents français durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et n'est que très peu partie prenante dans l'aventure révolutionnaire et la constitution du Conservatoire -- comme j'ai eu l'occasion de le montrer. Toutefois, l'utilisation de plus en plus fréquente et appréciée du cor anglais contribua à remettre l'accent sur tout le pupitre. L'instrument sollicitant les mêmes instrumentistes, sa voix grave permit de développer de nouvelles connotations et une nouvelle esthétique, plus proche des aspirations de l'expression romantique, et incita à redécouvrir celle du hautbois.

 

I. De la taille de hautbois au cor anglais

Je n'envisagerai l'instrument que sous ses références rencontrées en France à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Je voudrais tout d'abord clarifier les questions terminologiques.

 

A. De la «taille de hautbois» au «hautbois de forêt»

1. Dans ‘L'Encyclopédie', 1751-1772

La source organologique du cor anglais est logiquement son ancêtre en fa dont le plus ancien prototype est nommé «taille de hautbois». Le terme est encore utilisé dans les publications du milieu du XVIIIe siècle comme l'Encyclopédie où le rédacteur, Rousseau (qui écrivit ses articles en 1748), l'évoque longuement dans la description de la famille des hautbois:

«La taille de ces hautbois est une quinte plus basse que le dessus, sonnée à vuide; mais elle n'a que sept trous qui se bouchent. De ces sept trous, le septième est caché sous la boite; cette boite est criblée; ces petites ouvertures donnent issue au vent, ornent l'instrument et cachent le ressort d'une clé qui sert à boucher le trou correspondant à cette boite; la boite est arrêtée par deux petites branches, le corps de la taille est aplati dans toute cette capacité; l'anche de la taille ne diffère point de l'anche du dessus, elle se ente sur un cuivret qu'on couvre d'un morceau de bois que les luthiers appellent pirouette, qui s'emboite dans le haut de l'instrument; le huitième trou ne sert qu'à donner jour des deux côtés. Mais tous les trous sont de biais, en sorte qu'il répondent au-dedans de cet instrument en un autre endroit qu'au dehors, ou pour parler plus juste, le trou et l'endroit auquel il répond, ne sont pas dans un même plan perpendiculaire à la longueur de l'instrument; ils biaisent vers l'anche, c'est-à-dire en montant. Il arrive ainsi que les trous extérieurs étant proches et les intérieurs éloignés, on peut facilement boucher et faire des intervalles; la distance des trous n'est pas la même, le quatrième est aussi éloigné du troisième, que le troisième du premier ou le quatrième du sixième, et le septième est presqu'aussi éloigné du sixième que le quatrième du second; cependant la différence entre les sons rendus est la même [...] La taille a deux pieds quatre pouces et demi de long y compris la pirouette qui est de deux pouces et cinq lignes.»

Les explications sur la taille de hautbois sont plus longues que celles qui concernent le hautbois proprement dit. La question, longuement argumentée, de l'espacement des trous, de l'inclinaison de leur perce et de leur accessibilité digitale relève de cette justification technique propre à la démarche encyclopédique dans le volume «Arts et métiers». Il s'agit de révéler ce qui n'est pas visible et de donner à comprendre le fonctionnement mécanique interne. L'auteur n'aborde pas le répertoire ou l'expression -- pas plus que pour les autres instruments, d'ailleurs.

Pourtant, pour avoir dépouillé systématiquement les catalogues français d'éditeurs et de bibliothèques, et celui du fonds des manuscrits du département Musique de la Bibliothèque Nationale, je puis attester qu'il n'existe aucun répertoire spécifique pour cette époque et que la pratique musicale en famille -- longuement étudiée par François Fleurot dès 1984, puis par Bruce Haynes en 2007 -- n'est plus attestée pour la deuxième moitié du siècle. Je m'interroge donc sur l'utilisation de cet instrument, qui justifie encore un article aussi long en 1748. Dans quel cadre intervenait-il? Les tailles de hautbois ne figurent pas dans les registres d'appointement de l'orchestre de l'Opéra de Paris, par exemple. Pouvons-nous en déduire que les musiciens jouaient en colla parte des tailles ou des quintes de violons? Ces instruments disparaissent de l'orchestre de l'opéra au milieu du XVIIIe siècle au profit de la configuration italienne. Que deviennent alors les tailles de hautbois?

 

2. Dans ‘L'Essai sur la Musique' de Laborde (1780) et ‘L'Art du faiseur d'instruments' (1785)

Ce qui est d'autant plus curieux, c'est que toutes ces lignes sont entièrement réimprimées en 1785 lors de la publication de L'Art du faiseur d'instrument. Il est vrai que cet ouvrage ressemble dans sa plus grande partie à un tiré-à-part des articles organologiques de l'Encyclopédie. Cela dit, un rédacteur anonyme -- puisque Rousseau est mort en 1778 -- a repris certaines des entrées et les a complétées. L'entrée sur le hautbois est donc enrichie de nouveaux paragraphes ajoutés à la suite de l'article d'origine. Le premier revient sur la taille de hautbois:

«Instrument de musique à vent et à anche et qui est en tout semblable au hautbois ordinaire, au dessous duquel il sonne la quinte. Son étendue est comprise depuis le fa de la clé f ut fa des clavecins, jusqu'au sol à l'octave au dessus de celui de la clé de g ré sol des mêmes clavecins.»

Malgré cet ajout, cet instrument semble être désuet, si l'on en juge par cette réflexion notée à la suite (à l'imparfait), à l'entrée concernant la basse de hautbois:

«Dans les deux derniers siècles on avoit ordinairement un accord complet de chaque sorte d'instrumens c'est-à-dire une basse, une taille, une haute-contre et un dessus.»

Enfin, l'auteur introduit un nouvel instrument qui n'était pas évoqué en 1748, le «hautbois de forêt», en empruntant sa définition à l'Essai sur la musique de Benjamin de Laborde:

«C'est un instrument fort ressemblant au hautbois ordinaire mais dont le son est plus agréable, il se démonte en cinq pièces (...). Cet instrument a la même étendue que le hautbois mais le son en est plus anché, c'est-à-dire moins sonore et plus velouté. Lorsque l'on veut faire usage de cet instrument dans un orchestre, il faut observer que la partie soit copiée à la quinte au dessous du ton dont on a composé le morceau. C'est-à-dire que si le morceau est en ut, il faut copier la partie en fa: on la copie en ut si le morceau est en sol.
Il faut encore observer lorsqu'on emploie cet instrument que la quinte du ton où l'on travaille ne soit point chargée de bémols, encore moins de dièses, attendu qu'ils sont très difficiles à exécuter; il n'en faut faire usage que dans les tons naturels, soit majeurs ou mineurs ou tout au plus deux ou trois dièses. Quant aux tons bémols, on peut les employer jusqu'à quatre à la clé.»

La délicate opération de qualification d'un son est osée ici par l'auteur sous forme de comparaison: le hautbois de forêt est vanté pour la douceur de sa sonorité «plus agréable, plus anchée, moins sonore, plus veloutée» que celle du hautbois. Si elle est subjective, on peut la considérer comme plausible: l'instrument est plus grave, le son n'est pas projeté de face comme celui du hautbois, son pavillon est bulbeux, son anche plus large et plus longue... En outre, la transposition indiquée permet de déduire que l'instrument est en sol, soit une quarte en dessous du hautbois. Le hautbois de forêt serait donc un instrument différent de la taille de hautbois...

 

Pour lire la suite...

Revue Musicle de Suisse Romande, mars 2016

La version gratuite de cet article est limitée aux premiers paragraphes.

Vous pouvez commander ce numéro 69/1 (mars 2016, 64 pages, en couleurs) pour 13 francs suisses + frais de port (pour la Suisse: 2.50 CHF; pour l'Europe: 5 CHF; autres pays: 7 CHF), en nous envoyant vos coordonnées postales à l'adresse suivante (n'oubliez pas de préciser le numéro qui fait l'objet de votre commande):

 

info@rmsr.ch

(Pour plus d'informations, voir notre page «archives».)

 

Retour au sommaire du No. 69/1 (mars 2016)

 

© Revue Musicale de Suisse Romande
Reproduction interdite

 

Vous êtes sur le site de la  REVUE  MUSICALE  DE  SUISSE  ROMANDE

[ Visite guidée ]   [ Menu principal ]

(page mise à jour le 28 mars 2016)