No. 68/3    septembre 2015

 

Pauline Strauss (1863-1950)

Epouse et muse de Richard Strauss

Par Violette Renié

Richard, Franz et Pauline Strauss © dr

Richard Strauss, avec son fils Franz et sa femme Pauline. Berlin, 1904. © dr

 

Derrière chaque grand homme se cache une femme, dit l'adage, et il a rarement sonné aussi vrai qu'en observant le couple Strauss. Voilà un amour qui a duré cinquante-cinq ans, malgré quelques orages, qui abrite quelques légendes, et qui ne s'est éteint que lorsque Pauline est morte, visiblement de chagrin, quelques mois seulement après le décès de Richard (1864-1949). Le compositeur nous en a d'ailleurs laissé un merveilleux témoignage musical à travers ses poèmes symphoniques, lieder et opéras inspirés par sa propre vie. Mais ce n'est pas seulement par son amour, c'est aussi par sa voix que Pauline a inspiré le compositeur: car Richard a beaucoup écrit pour elle, avec sa voix en tête, et il a dit lui-même qu'elle avait «interprété [ses] mélodies avec une expression et une poésie [qu'il n'a] plus jamais entendues». Il a notamment commencé à orchestrer ses lieder pour elle, et ils donnèrent ensemble de nombreux concerts, Richard au piano ou à la baguette. Manfred Mautner-Markhof, un ami de Strauss, a même déclaré que «Strauss ne serait jamais devenu un grand homme sans Pauline.»

La base de leur entente était leur amour commun pour la musique, et on a souvent retrouvé, sur les manuscrits du compositeur, des annotations de la main de Pauline, signe qu'elle était très investie dans le travail de son époux. On a souvent dit d'elle qu'elle était caractérielle, colérique -- la famille de Richard s'entendait d'ailleurs très mal avec elle. Deux ans seulement après leur mariage, il nota dans son journal «Cesser de se voir» comme solution à propos de sa famille, avec laquelle les vacances d'été s'étaient très mal passées. Alma Mahler elle-même, dans son ouvrage sur son mari, écrivit des choses plutôt négatives sur Pauline, et lorsque Richard en prit connaissance en 1946, il en fut très surpris. Malgré tout, il l'a toujours défendue. On a retrouvé des lettres adressées à sa soeur notamment, dans lesquelles il lui reproche son manque de tact envers Pauline. A ses amis, parfois étonnés de la violence des critiques que Pauline lui faisait, il répondait qu'il avait besoin, vu son caractère parfois lymphatique, que sa femme le stimule de la sorte. Un jour où elle avait beaucoup critiqué son oeuvre Feuersnot en répétition, il aurait déclaré à Gustav Mahler: «Ma femme est parfois terriblement impolie, mais c'est bon pour moi.»

 

Premières amours

On connaît une première idylle à Richard Strauss, à l'âge de 19 ans. Il s'agit de Lotti, une jeune fille rencontrée en vacances d'été à Heilbrunn en Haute Bavière, et dont la famille passait l'été à cet endroit, comme les Strauss. Déjà, l'amour l'inspire et il écrit un lied, Rote Rosen, sur un texte de Karl Stieler, qu'il lui envoie avec une dédicace dans laquelle il lui dit avoir «écrit tout spécialement pour vous seule, chère demoiselle, un modeste couplet pour votre album.» Il s'agit bien sûr d'une amourette de jeunesse qui n'alla pas plus loin, même si la jeune fille fut très touchée par ce cadeau, comme en témoigne sa réponse: «J'avais secrètement grande envie que vous me dédiiez un petit lied, et voilà que mon voeu a été si magnifiquement exaucé.» Si l'anecdote est de relativement peu d'importance, elle démontre bien que déjà, le jeune Richard aime écrire ses lieder pour quelqu'un en particulier, et que sa vie personnelle est pour lui une source d'inspiration inépuisable.

La première femme ayant eu une grande importance dans la vie amoureuse du compositeur est Dora Wihan-Weis. Il s'agit de l'épouse de Hanus Wihan, premier violoncelle de l'orchestre de la cour de Munich, qui joua et créa beaucoup d'oeuvres de Richard Strauss, comme sa Romance pour violoncelle o.Op. 75. Dora était d'ailleurs une pianiste suffisamment douée pour accompagner son mari dans la Sonate pour violoncelle op. 6 de Strauss par exemple. Le 21 septembre 1884, la soeur de Richard, Johanna (dite Hanna), écrivit à son frère que Hans et Dora avaient «très joliment» joué la Romance de sa Sonate?. Richard la rencontra au plus tard en 1883. Il reste malheureusement peu de signes directs de ce que fut leur relation, mais ce qui a survécu de leurs échanges épistolaires (trois lettres de Dora à Richard, et une seule de Richard à Dora) suffit à nous faire comprendre l'importance de leur attachement mutuel. Heureusement, nous avons conservé également de nombreuses lettres adressées par Richard à sa soeur, qui était très amie avec Dora. A partir de 1885, année pendant laquelle sa mère eut ses premières attaques de dépression nerveuse et dut être internée, il y faisait des allusions voilées à son amour pour Dora, évoquant la dégradation des rapports entre les époux Wihan (qui furent légalement séparés en 1887). En peu de temps, ses sentiments ne furent plus secrets pour tout le monde, et en janvier 1886, Franz écrivait à son fils de ne pas oublier «comment les gens ici ont parlé de toi et de ta relation avec Dora W.» Cela démontre bien que Richard n'a pas été si discret que ça sur son amour pour une femme mariée. Ne vivant pas dans la même ville, puisqu'après la séparation avec son mari, Dora prit un poste de dame de compagnie et professeur de piano en Grèce, ils communiquèrent principalement par écrit et ne se virent que très peu pendant les années où ils s'aimèrent. La dernière rencontre dont nous ayons connaissance date de janvier 1911, avant la première de Rosenkavalier à Dresde, où Hanna avait organisé un rendez-vous avec son frère et Pauline. Celle-ci fut très contrariée car Hanna était toujours accompagnée par Dora Wihan, et elle n'ignorait certainement pas la place que cette dernière avait eue dans la vie de son mari. Richard écrivit à sa soeur pour le lui reprocher: «Comme tu n'as manifestement eu aucun égard pour elle, tu ne dois pas t'étonner que Pauline, qui est très susceptible sur ce genre de choses, se soit montrée un peu réservée.» On trouve des traces de l'amour de Richard pour Dora, et surtout de son désir de jeune homme, dans son poème symphonique Don Juan. En effet, la genèse de cette oeuvre se situe au printemps 1888, au cours de son séjour en Italie, et notamment lors de son passage au monastère de Saint-Antoine de Padoue. Strauss ne s'est pas inspiré des versions les plus évidentes du mythe (Molière, Pouchkine ou Byron), mais d'un poème dramatique inachevé de Nikolaus Lenau, publié en 1851, dans lequel Don Juan accumule les rencontres sexuelles dans le but de vivre une seule, bouleversante expérience érotique qui validerait son existence. Il est finalement confronté aux conséquences désastreuses de ses actions qui laissent derrière lui une traînée de chaos; forcé d'admettre que sa quête est futile, il se laisse tuer par le fils d'un homme qu'il a assassiné. Il s'agit donc d'un Don Juan plus érotique, plus axé sur le désir masculin et l'expérience amoureuse de l'homme. Sachant que Strauss s'inspire énormément de sa vie personnelle pour composer, on imagine alors parfaitement qu'il devait penser à la femme qu'il aimait alors profondément: Dora Wihan.

On ne connaît pas précisément le moment de la fin de leur sentiment, mais on peut supposer qu'en tombant amoureux de Pauline de Ahna, Richard s'est éloigné progressivement de Dora. Toutes deux se sont d'ailleurs probablement croisées au festival de Bayreuth en 1891, alors que Pauline y chantait le rôle d'Elisabeth de Tannhäuser en alternance avec Elisa Wiborg, ainsi qu'une Fille Fleur de Parsifal. On sait que Hanna avait réservé une place pour Dora pour la première représentation du festival, mais on ignore si elle y a effectivement assisté ou non. Si tel a été le cas, elle n'a pas pu rester dans l'ignorance de l'amitié qui liait déjà Pauline et son professeur.

 

Rencontre et fiançailles

On connaît relativement peu de chose de la vie de Pauline de Ahna avant sa rencontre avec Richard Strauss. Nous savons qu'elle est née le 4 février 1863 à Ingolstadt, et qu'elle est la fille du général Adolf de Ahna, employé au Ministère bavarois de la Guerre. Lors de ses mouvements d'humeur contre Richard, Pauline se plaindra souvent qu'en épousant un fils de brasseurs (la mère de Richard était la fille du propriétaire des brasseries Pschorr et la petite-fille de l'héritière d'une autre lignée de brasseurs, les Hacker) elle s'était mariée au-dessous de son rang de fille de général. Son père était un chanteur amateur, baryton, et cela a sûrement influencé Pauline, qui étudia le chant à l'Ecole de Musique de Munich. Elle prit également des cours avec Max Steinitzer, camarade de classe de Strauss et son futur biographe. C'est lui qui mit Pauline entre les mains de Strauss pour qu'il lui donne à son tour des leçons. Au cours de l'été 1887, Strauss rendit visite à sa tante Johanna Pschorr à Feldafing, au bord du lac Starnberg, où vivaient également le général de Ahna et sa femme. Lors de ce séjour, Steinitzer profita d'expliquer à son camarade qu'il éprouvait quelques difficultés «avec une élève très jolie, très charmante, qui vit de l'autre côté de la rue, presqu'en face. Je le presse de me remplacer auprès d'elle occasionnellement. Je l'assure que les membres de sa famille sont fous de son travail et seraient certainement heureux de le recevoir. Strauss accepte, tout le monde est ravi, et après la toute première leçon avec Pauline, il me dit: "Elle a beaucoup plus de talent que vous ne le pensez, nous devons simplement faire ressortir ses dons."» Pour compléter son éducation, Strauss lui suggéra de prendre des cours de théâtre avec Franziska Ritter, l'épouse d'Alexandre Ritter. Affirmant lui-même qu'elle avait un grand talent dramatique, il la coacha dans les rôles d'Agathe (Freischütz), d'Elsa (Lohengrin) et de Marguerite (Faust de Gounod). On peut en déduire qu'elle avait déjà une voix de soprano lyrique avec assez de puissance pour chanter Wagner, mais également assez d'agilité et de légèreté pour interpréter Marguerite. Lorsque Strauss partit pour Weimar en 1889, pour y occuper le poste de Kapellmeister, Pauline le suivit en tant qu'élève. Elle poursuivit alors l'étude du chant avec Emilie Herzog, Strauss s'occupant des leçons d'interprétation...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande septembre 2015

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