No. 68/1    mars 2015

 

L'interprétation

Entre contrainte et affranchissement

 

par Jean-François Monnard

 

Insoluble problème que celui de l'interprétation en musique! Depuis toujours, il soulève des questionnements sans fin, suscite des réponses contradictoires. Dans quelle mesure une interprétation peut-elle être «authentique»? De quoi parle-t-on, lorsqu'un artiste revendique la «fidélité» à une oeuvre, à un style, à une tradition? Quant à la part qu'il convient de concéder à la créativité des interprètes, les compositeurs eux-mêmes sont divisés; simples exécutants pour les uns, ils sont des partenaires responsables pour d'autres. Les pages qui suivent invitent à réexaminer le cas, en marge des idées reçues. (réd.)

 

Les idées reçues

Le petit Larousse nous apprend que l'interprète est d'abord la «personne qui traduit oralement une langue dans une autre». La deuxième définition vise la «personne qui est chargée de déclarer, de faire connaître les volontés, les intentions d'une autre». La troisième enfin désigne la «personne qui présente, exprime de telle ou telle façon une oeuvre artistique». L'interprète musical, qui nous intéresse ici, a provoqué de nombreux commentaires au cours de l'histoire. Serviteur, non point esclave est celui qui revient le plus souvent. Certes, l'interprète obéit, il exécute. Et sans doute lui suffit-il, comme disait Lucrèce, «d'obéir paisiblement». Il sait qu'il n'a pas raison, ni tort. Et puis, il y a le critère de la pratique qui en fait un artisan. Souvent, il est aussi perçu comme un messager, propagateur, porte-parole qui tente de reproduire ce que le compositeur a imaginé. Mais le véritable interprète, c'est l'artiste inspiré. Pour reprendre une expression du philosophe André Comte-Sponville, «il n'est pas exagéré de dire que l'inspiration est son sacrement premier et ultime». Ce qu'il cherche est du côté du sacré et son devoir, à l'image de l'officiant, est de transmettre le sens caché. Qui n'a pas en mémoire l'aveu de cette auditrice qui, lors du voyage de Glenn Gould en Russie, confessait qu'il était «une sorte de prêtre oecuménique qui nous apporte l'Evangile de Bach». Cette comparaison, qui fait de l'interprétation un avatar du phénomène religieux, n'est pas simpliste, car l'oeuvre se transforme complètement selon que l'on accentue la dimension visible (présence, immanence) ou la dimension invisible (absence et transcendance). Le fait de réconcilier présence et absence l'apparente au modèle théologique de l'eucharistie, qui accomplit la présence d'une absence: au moment de la transsubstantiation, Dieu s'incarne dans le pain de l'hostie.

Le symbole qu'est l'eucharistie permet à la fois la présence réelle et la reconnaissance d'une absence qui se maintient dans cette présence. Heinz Wismann nous mène peut-être ici tout près de l'essentiel: «Grâce à cette opération intellectuelle», dit-il, «rendue possible par la figure de l'eucharistie, les théologiens romains ont inventé la personne morale, c'est-à-dire la société anonyme en termes juridiques modernes... Corporatio devient le terme pour désigner la présence de l'absence. La règle divine de la permanence fait que, lorsque les membres du conseil d'administration d'une société comme General Motors sont physiquement remplacés, leur disparition ne porte aucunement atteinte à la pérennité de la société.» Or, c'est bien de cela qu'il s'agit: l'interprète disparaît, mais l'oeuvre demeure; elle reste disponible et consommable.
Il est encore un rôle que joue l'interprète en dehors du bien-fondé de son activité: celui de témoin, quand il est associé de près ou de loin à l'ébauche de l'oeuvre, de dépositaire, légal ou par inclination, et même de militant. Celui qui y croit et combat pour cela. Cette conjonction du questionnement et de l'engagement personnel est au coeur du débat. On peut y voir une forme de relais, une manière d'exprimer sa dette. Une vraie connivence où se rejoignent l'âme et la main. L'interprète peut également prendre des fonctions d'archéologue lorsqu'il oriente sa tâche vers la renaissance d'oeuvres anciennes. L'imagerie littéraire, comme on le voit, dit mieux qu'aucune démonstration. Cependant, le but de mon exposé demande une autre approche. Revenons alors au point de départ.

 

La fonction d'interprète

D'une manière générale, le mot interprétation désigne l'action d'interpréter, c'est-à-dire d'expliquer un texte, un rêve, une loi, de chercher à les rendre compréhensibles et à leur donner un sens. Il s'agit, en herméneutique, d'appréhender le sens au-delà du fait. Ce qu'on explique dans un langage imagé par la volonté d'aller au-delà du sens premier ou littéral pour trouver les autres sens, spirituels ou cachés. Le psychanalyste interprète le rêve, le juge interprète la loi, le médecin interprète le symptôme ou le diagnostic. A l'évidence, l'interprétation est également un des outils majeurs du théologien. La définition du Larousse met en évidence le caractère de transmission qui s'instaure dans le mouvement herméneutique: le traducteur onusien fait passer le discours dans une langue cible pour favoriser une écoute concordante, le musicien transforme la lecture en sons. L'un et l'autre traduisent. Dans l'idée d'interprétation, il y a celle de traduction au sens premier: un traducteur d'une langue dans une autre, d'une langue écrite dans la langue sonore.

Tout le monde est d'accord sur le principe: l'interprétation musicale est l'affaire d'un passeur, lequel n'est qu'un intermédiaire, «l'anneau du milieu», qui relie le compositeur à l'auditeur, à l'image du rhapsode qui, dans l'Antiquité grecque, était une sorte de barde itinérant qui déclamait des poèmes épiques, spécialement des vers d'Homère. Une tâche qu'il est impossible de bien accomplir, aux yeux de Platon, «si on ne sait pas ce que le poète veut dire... C'est donc au rhapsode de se faire l'interprète, auprès de ses auditeurs, de la pensée du poète.» Mais d'où vient cette pensée? Le poète, ne serait-il pas aussi lui-même interprète de sa Muse? Ronsard ne dit pas autre chose: «Ce sont les seuls interprètes des vrais Dieux que les poètes». «L'artiste n'invente pas; il découvre. Il ne produit pas; il dévoile. Il ne crée pas; il divulgue. Comme les grands mystiques, il voit ce que les autres ne voient pas; comme eux, il a sa nuit obscure et ses illuminations... Ainsi l'artiste serait un voyant, en effet, mais de ses propres oeuvres. On peut appeler cela l'inspiration, la grâce ou le génie.» Une bonne interprétation, selon l'esthétique platonicienne, demande donc avant tout une connaissance approfondie de l'auteur, de sa pensée et de son style.

Dès l'origine, l'interprète est ce maillon essentiel de la chaîne de transmission. Au début de la chaîne, il y a l'oeuvre qui est dans la tête du compositeur et qu'il met sur le papier. Avant d'écrire la musique, il l'a entendue en lui (ce qu'on peut bien imaginer, mais point facilement démontrer). Une faculté que permet l'oreille interne. Et pour exprimer ce qui lui vient à l'esprit, il utilise des notes qui ont une valeur symbolique, conformément à une convention. Une sténographie, un moyen d'orientation, un mode d'emploi pour produire le son. Ce qui signifie que la langue est toujours convention d'un côté et invention de l'autre. L'interprète, «lui lit ce qui est écrit, avec les signes il fait des sons: un porte-voix.» Dès lors, l'interprétation est un travail de reconstruction a posteriori ayant pour effet de révéler, à partir de la matière inerte symboliquement représentée dans la partition, l'idée vivante qui a donné naissance à l'oeuvre. De la restituer à travers son absence. Ainsi la démarche de l'interprète, à l'inverse du compositeur, s'appuie sur l'élément visible de la notation pour remonter par paliers à la conception, sans laquelle l'oeuvre risque fort de ne jamais avoir existé. Comme dans un film qu'on projetterait à l'envers, les signes et les chiffres ramènent à l'idée d'origine de celui qui les a tracés sur le papier. Ce qui implique une certaine réversibilité entre l'information (au moment de la prise de connaissance) et l'organisation inventive (lors de la composition). Si l'on admet cette thèse, l'interprète est un médium qui remonte le cours d'une conscience créative. On serait alors tenté de croire qu'un parcours sans fautes devrait lui permettre de reproduire fidèlement les intentions de l'auteur. «La première règle de l'interprétation, dit Wagner, doit être de traduire avec une fidélité scrupuleuse les intentions des compositeurs, afin de transmettre aux sens l'inspiration de la pensée sans altération ni déchet. Le plus grand mérite du virtuose consiste donc à se pénétrer parfaitement de l'idée musicale du morceau qu'il exécute et à n'y introduire aucune modification de son cru.» Autant dire que l'interprétation est l'art suprême de la totale humilité. «Jouez ce qui est écrit, tout ce qui est écrit, et rien d'autre», telle était la devise du grand pianiste Nikita Magaloff.

Cette attitude intransigeante est assez courante. C'est Stravinski affirmant que «la valeur de l'exécutant se mesure précisément à sa faculté de voir ce qui, en fait, se trouve dans la partition et non pas, certes, à son obstination d'y chercher ce qu'il voudrait qui y fût». C'est encore Stravinski qui louait les vertus du disque enregistré par l'auteur, dont un des buts les plus importants était «celui de défendre la cause du compositeur en établissant la tradition dans laquelle son oeuvre doit être exécutée». C'est aussi la leçon de Ravel qui recommandait à ses pianistes de lire scrupuleusement les observations qu'il prenait soin de consigner sur ses partitions. «Je ne souhaite pas que l'on interprète ma musique; il suffit de la jouer.» Un point, c'est tout. Naïveté ou coquetterie? Alfred Cortot, ce magnifique interprète de Ravel (ses enregistrements du Concerto pour la main gauche, de la Sonatine et de Jeux d'eau sont incontournables), qui rapporte cette citation, ajoute non sans malice: «Je ne puis croire cependant que les exigences légitimes de Ravel, si elles lui font redouter les initiatives de ceux qu'il se plaît ironiquement à dénommer les «as de la virtuosité» et à l'endroit desquels il entretient une méfiance légendaire, puissent l'amener à ne se déclarer proprement satisfait que d'une collaboration correcte mais passive et qui friserait l'anonymat»...

 

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RMSR mars 2015

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