No. 67/4    décembre 2014

 

Euryanthe (1823)

Un opéra méconnu de Carl Maria von Weber (1/2)

par Vincent Arlettaz

Histoire de Gérard de Nevers, 15e s.

«L'Histoire de Gérard de Nevers», Bibliothèque Royale de Belgique,
ms. 9631 (vers 1450-1460), fol. 12v. © dr

 

Bien que Carl Maria von Weber (1786-1826) ait conçu Euryanthe (1823) comme son oeuvre maîtresse, cet ouvrage est aujourd'hui à peu près inconnu du grand public, souvent des connaisseurs eux-mêmes. Il ne s'est pas maintenu au répertoire des théâtres lyriques, et à ce jour il n'en existe que deux enregistrements sérieux. Quelles peuvent être les raisons de cet abandon, et pourquoi Euryanthe est-elle reléguée si loin dans l'ombre du Freischütz qu'elle se promettait de surpasser? Comme pour tant d'autres opéras, c'est dans les insuffisances du livret qu'on en voit généralement la justification; à l'analyse toutefois, une telle explication ne paraît guère satisfaisante -- et d'ailleurs, bien des ouvrages majeurs du répertoire souffrent d'un défaut similaire. Oeuvre charnière de l'évolution qui mène aux drames musicaux wagnériens, opéra très souvent cité mais rarement entendu, Euryanthe mérite assurément d'être découverte.

 

Singspiel ou grand opéra?

Si l'on en croit son fils et biographe Max Maria, Carl Maria von Weber aurait conçu Euryanthe en réaction à la critique: en automne 1821, notre compositeur est en effet auréolé par la gloire du Freischütz, créé à Berlin le 18 juin de la même année, puis repris dans diverses villes allemandes, avec un succès colossal. En l'espace de quelques semaines, notre musicien s'était vu propulsé au rang de premier compositeur d'opéra allemand -- une évolution que sa carrière jusque-là ne laissait guère prévoir. Quelques voix toutefois ne participent pas à la louange universelle: elles dénoncent les «imperfections formelles» de l'ouvrage, et, surtout, mettent en doute la capacité de Weber à réussir dans un autre style que celui du Singspiel (auquel appartient le Freischütz), notamment dans le genre le plus haut considéré, le grand opéra. Selon Max Maria, ces contradicteurs auraient réussi à ternir ce triomphe aux yeux de Weber, qui aurait dès lors cherché l'occasion de leur fournir un démenti cinglant. La pièce sur laquelle il travaille à cette époque pour la cour de Dresde, Die drei Pintos, est un opéra-comique qui ne lui en offre pas la possibilité (et il ne l'achèvera d'ailleurs pas). Cet état d'esprit, lié au désir de faire mieux encore que le Freischütz, de le dépasser pour créer une oeuvre dramatique dans laquelle la musique assume plus fondamentalement l'expression des sentiments, la peinture des caractères, aurait plongé Weber dans une insatisfaction qui aurait assombri son univers créateur. Et lorsque, le 11 novembre 1821, il reçut de l'opéra de Vienne la commande d'un nouvel ouvrage, il aurait immédiatement entrevu la possibilité de confondre ses détracteurs en composant un grand opéra sans précédent dans sa carrière.

Cette version quelque peu dramatisée semble toutefois contredite par Weber lui-même, qui n'avait pas attendu le succès du Freischütz pour concevoir des projets encore plus ambitieux que ce dernier. Ainsi, dans un article paru en 1820, il avait appelé de ses voeux la création d'un nouveau genre d'opéra allemand, s'inspirant de la tragédie française et des opéras de Gluck, mais favorisant des sujets romantiques, en rupture avec le fonds mythologique gréco-romain privilégié jusque-là. Cette intention est confirmée par le compositeur dans plusieurs lettres des mois suivants, avant même la création du Freischütz. D'ailleurs, l'évolution qui mène à une trame musicale continue -- celle-là même qui marque la différence entre Fidelio et Lohengrin -- était sans doute inéluctable: elle correspond en effet au projet romantique lui-même, qui est de porter l'esprit de l'auditeur dans une sorte de voyage émotionnel, que ne doivent interrompre ni les applaudissements des dilettanti, ni les caprices des divas. Quelques années plus tôt, Undine de E.T.A. Hoffmann (1816) avait constitué un précédent notable -- celui d'un opéra en allemand entièrement chanté. La même année qu'Euryanthe, et même quelques mois plus tôt, en juillet 1823, Louis Spohr fera entendre sa Jessonda, également un grand opéra en allemand, dont l'action se déroule en Inde au XVIe siècle. L'idée est donc dans l'air du temps.

Revenons pour un instant à la chronologie: le Freischütz est créé à Berlin le 18 juin 1821, et déchaîne immédiatement l'enthousiasme populaire. Dans les mois suivants, il se répand dans toute l'Allemagne comme une traînée de poudre, avec pas moins d'une trentaine de théâtres touchés avant la fin de 1822; en 1824, trois productions simultanées sont proposées dans la seule ville de Londres; à terme, l'ouvrage sera traduit dans une vingtaine de langues. A Vienne, la création a lieu le 3 novembre 1821 -- dans une version d'ailleurs lourdement censurée, sans ermite, sans démons et sans armes à feu; le 11 du même mois, c'est-à-dire une semaine plus tard seulement, Weber reçoit de la part de Domenico Barbaia, impresario napolitain, directeur fraîchement nommé de l'opéra de Vienne, la commande d'un nouvel ouvrage. Notre compositeur se met alors en chasse pour trouver un livret adapté à son intention musicale; le sujet doit en être romantique et héroïque. La brouille survenue entre lui et Friedrich Kind, l'auteur du texte du Freischütz, empêchera une nouvelle collaboration, pourtant déjà commencée, au préjudice probablement du futur opéra. Après quelques tâtonnements, le compositeur décide de demander le livret à Helmina von Chézy, un personnage haut en couleurs qui fréquentait avec lui le Liederkreis de Dresde.

 

Helmina von Chézy (1783-1856)

Personnalité très critiquée par l'entourage de Weber, notamment par son élève Julius Benedict, et par son fils Max Maria dans sa biographie, Helmina von Chézy mérite sans doute mieux que le mépris qu'elle a le plus souvent rencontré. Née Wilhelmine Christiane Klenke, fille et petite-fille de femmes écrivains, elle fut introduite très jeune dans les cercles littéraires du premier romantisme allemand, et fréquenta notamment Jean Paul et les époux Schlegel. Après un séjour parisien de plusieurs années (elle s'établit notamment à Montmartre en 1804) et diverses expériences de journalisme littéraire ou mondain, elle vivait depuis 1817 à Dresde avec ses jeunes enfants, séparée de son second mari, l'orientaliste français Antoine Léonard de Chézy. Bien qu'âgée alors d'une trentaine d'années seulement, victime d'une attaque cardiaque quelques années plus tôt, elle avait perdu sa beauté, et son manque de moyens matériels la contraignait à se vêtir d'habits anciens et trop larges, ce qui achevait de lui ôter toute élégance. Quant à la manière dont elle tenait son ménage, elle n'était pas sans effrayer ses invités. Sa biographie ne manque pourtant pas d'éléments propres à provoquer une indéniable sympathie: ainsi, ayant travaillé comme infirmière volontaire au cours des guerres napoléoniennes, Helmina s'était permis de dénoncer les conditions dans lesquelles étaient soignés les blessés de l'armée allemande -- ce qui lui valut d'être traînée en justice par le gouvernement, pour diffamation; plus tard, elle devait encore s'indigner du sort réservé aux indigents dans certaines régions défavorisées de l'Empire autrichien -- ce qui n'améliora pas son dossier. Mais la grande affaire de sa vie fut évidemment son goût pour la littérature. Devant le Liederkreis de Dresde, elle avait lu parfois de ses poèmes, dont Weber avait su apprécier le charme et le lyrisme délicat. En 1817 déjà, il avait été question d'une collaboration à venir entre la poétesse et le compositeur. En novembre 1821, après différentes tentatives pour trouver un librettiste, ce dernier se souviendra de sa proposition, et Helmina va se saisir de l'idée avec enthousiasme. Elle suggère à Weber plusieurs sujets, parmi lesquels figure une pièce de Calderón, Mejor esta que estava. Mais avant tout, la poétesse pense à Euryanthe, un roman médiéval français pour lequel elle a une prédilection naturelle, que viennent conforter les souvenirs d'une époque heureuse de sa vie.

Pour le recueil de Friedrich Schlegel intitulé Romantische Dichtungen des Mittelalters, Helmina avait traduit en 1804 un roman signalé à son attention par Dorothea von Schlegel, épouse du précédent. Dorothea en avait lu un résumé très altéré dans la Bibliothèque universelle des romans du comte de Tressan (1789), et Antoine Léonard de Chézy avait sorti de la Bibliothèque Royale de Paris un exemplaire «incunable» du même roman, portant le titre considérable: Histoire du très-noble et chevalereux chevalier Gérard, comte de Nevers, et de la très-vertueuse et sage Euriant de Savoye sa mie. Ces deux versions sont les seules qu'aient connues Helmina et les époux Schlegel, mais il en existe d'autres; et de fait, le thème principal du roman se rattache à une tradition littéraire extrêmement riche, appelée «Cycle de la Gageure».

 

Le Cycle de la Gageure

L'idée centrale des récits réunis dans ce cycle est la suivante: «un homme se porte garant de la vertu d'une femme à l'encontre d'un autre homme qui se fait fort de la séduire; par suite d'apparences trompeuses, la femme semble avoir en effet cédé au séducteur, mais enfin son innocence est reconnue». Dans l'étude déjà ancienne -- mais toujours actuelle -- qu'il a consacrée à ce cycle, Gaston Paris lui a attribué une quarantaine de versions différentes, qui vont de la littérature grecque aux contes populaires recueillis au XIXe siècle. Dans une majorité des récits, les deux rivaux concluent un pari, mais cette circonstance n'est pas toujours vérifiée, et elle ne semble pas appartenir à la version primitive. Gaston Paris a tenté une reconstitution du thème dans sa forme originelle, et l'expose ainsi: «un jeune héros vante sa soeur à la cour d'un roi. Le roi (ou un autre) se fait fort de la séduire, et le héros est mis en prison jusqu'au succès de l'épreuve; il mourra si elle tourne mal pour lui. La soeur reçoit la déclaration du séducteur, feint de l'accueillir, et lui envoie dans la nuit une servante. Il lui coupe un doigt, assure avoir gagné la gageure; le héros va être mis à mort, quand la soeur arrive et montre son doigt intact».

De plusieurs éléments de cette forme archaïque, Gaston Paris déduit qu'elle ne peut avoir été conçue en Europe au Moyen Age, mais qu'elle est sans doute plus ancienne: l'importance du lien familial entre le frère et la soeur suggère plutôt une civilisation orientale, et la femme sacrifiée revêtant le caractère d'une esclave, l'origine en remonterait à l'Antiquité. En passant dans la tradition européenne médiévale, ses traits se sont adaptés, la soeur est remplacée par la femme, la fiancée ou l'amie du héros, et la preuve de sa culpabilité est représentée diversement. «Le but des histoires de ce cycle est la glorification de la vertu de la femme, et on peut les opposer aux contes qui tâchaient de s'en moquer ou de l'avilir»; deux versions de ce thème sont même devenues fameuses: un conte de Boccace (la neuvième nouvelle de la deuxième journée du Décaméron) et une pièce de Shakespeare, Cymbeline.

Gaston Paris classe les récits qu'il étudie en trois groupes; le premier, le plus proche de l'original supposé, est caractérisé ainsi: le séducteur croit de bonne foi à sa réussite, et il mutile sa victime pour se procurer une preuve de son succès; mais comme il y a eu substitution, la femme calomniée peut se disculper. Dans la deuxième catégorie, le séducteur est de mauvaise foi, et il se saisit d'un indice (objet intime volé, existence d'une tache secrète sur le corps de la femme) pour abuser son rival; c'est la femme qui parvient finalement, par son intelligence et par sa ruse, à prouver son innocence et à confondre le traître. Dans la troisième catégorie, le galant est encore de mauvaise foi, mais la femme n'a plus qu'un rôle passif; c'est le mari (le fiancé) trompé qui surprend un aveu de son ennemi et prend sa revanche. Cymbeline et le conte de Boccace appartiennent au deuxième groupe, par ailleurs le plus abondamment représenté. Des quelque quarante récits, un seul se base manifestement sur d'autres éléments préservés du cycle. Il s'agit du Roman de la Violette, ou de Gérard de Nevers, qui fait partie du troisième groupe, et dont les modèles principaux sont: Guillaume de Dole et, surtout, Le Comte de Poitiers. C'est précisément ce Roman de la Violette, dans sa version mise en prose au XVe siècle, et imprimée dès 1520, que Helmina avait traduit pour Friedrich Schlegel...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande 67/4 décembre 2014

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