No. 67/1    mars 2014

 

La figure de Pierrot

vue par Debussy, Auric & Poulenc (1881-1933)

Par Sylvie Douche

Watteau Pierrot

Pierrot, attribué à Jean-Antoine Watteau (1684-1721). Paris, Musée du Louvre.

 

La figure de Pierrot traverse les siècles et inspire poètes, peintres, sculpteurs et musiciens. Trois mélodies vont retenir ici notre attention: alors que Claude Debussy et Francis Poulenc ont traité un même poème, «Pierrot», dû à Théodore de Banville, Georges Auric a choisi, du même, «Fête galante». Un réseau de réminiscences et d'hommages relie entre elles ces trois pièces peu connues. (réd.)

La mélodie de Poulenc autour de laquelle notre propos s'articulera est peu connue. Néanmoins, elle nous donnera l'occasion de pratiquer un travail d'intertextualité qui va nous amener à considérer la version debussyste de ce même poème (en 1881) et le premier des trois Caprices (en 1927) de Georges Auric, l'ami de Poulenc. Il est évident que ce dernier, composant son Pierrot le 18 mai 1933, avait eu connaissance de ces deux oeuvres ayant précédé la sienne. La mélodie d'Auric, intitulée Fête galante, ne se fonde pas sur le même texte que le Pierrot de Debussy et Poulenc, mais emprunte au même poète Théodore de Banville, parnassien du XIXe siècle. Ces trois compositeurs ont trouvé en lui le chantre de la Fête galante, celle qui célèbre les divertissements amoureux de l'univers Louis XV, celle qui allie mélancolie et fantaisie, celle que célèbrera également Paul Verlaine. Il est vrai que cette thématique retient l'attention de maints artistes (poètes, peintres ou musiciens) en cette première moitié du XXe siècle. Toutefois, l'esthétique de la Fête galante revêtira des atours différents selon qu'elle est illustrée à la fin du XIXe siècle ou durant l'entre-deux guerres. Ainsi, celle de Fauré, en 1891, dans ses Cinq mélodies de Venise dédiées à la Princesse de Polignac, n'a-t-elle que bien peu à voir avec l'autre exemple de cette fête que Poulenc offre à la postérité: le Bal masqué de 1931.

Nous nous proposons de cerner le personnage de Pierrot, tel qu'il apparaît dans les mélodies susdites, au tournant des XIXe-XXe siècles, avant d'examiner de plus près le texte de Banville et de mettre en évidence les jeux d'intertextualité qui se font jour entre les trois mélodies.

 

Le personnage de Pierrot et son contexte

Autorisons-nous d'abord une brève interrogation sur le caractère de ce personnage et sur la fascination qu'il exerça. Issu de la commedia dell'arte, Pedrolino était l'un des valets bouffons de la comédie italienne. Amoureux de Colombine, il est le rival malheureux d'Arlequin qui épouse cette dernière. Le Pierrot français est tout habillé de blanc (comme Polichinelle), apparaissant à la fin du XVIe siècle. On le trouve au théâtre de la foire, puis également dans l'opéra-comique. Circule déjà une chanson à la mode, Au clair de la lune, contredanse sur le timbre de La rémouleuse, dès les années 1780. Cet air se retrouve dans Les Voitures versées de Boieldieu (en 1820) avant de devenir comptine quelques décennies plus tard, précédant le moment de la création d'un opéra-comique intitulé Au clair de la lune, dont l'ouverture présente l'incipit de la chanson dans un mouvement de valse. Nous insistons sur l'apparition de la chanson populaire qui lui est dédiée, parce que Debussy construira l'intégralité de sa mélodie sur celle-ci.

«Après la farce grossière, le badinage un peu mièvre, Pierrot était désencanaillé, mais affadi»; c'est toutefois à partir de ce moment-là que le personnage connut sa véritable heure de gloire (vers 1830), grâce aux pantomimes réalisées par les Deburau père et fils. Naïf, distrait et drôle, profondément honnête, Pierrot diffère du poltron (Piero) de Molière. Il aime faire des farces, mais on le trouve aussi souvent en pleurs: c'est le Pierrot triste.

Dans la dernière décennie du XIXe siècle, Pierrot est le synthème de l'âme moderne, décadente fin-de-siècle. Et c'est bien ainsi qu'il est perçu, comme nous le montre cet article de Paul Guigou en 1893:

Il semble qu'aujourd'hui il [Pierrot] contienne en puissance la somme de nos rêves. Il est l'acteur universel de nos passions, de nos obliques manières d'aborder la vie et de passer du détachement ironique à la frénésie des désirs, pantin sublime de l'âme moderne, dans une race dont les énergies se sont changées en souplesses, de l'âme de beaucoup de nous, qui, à force d'avoir médité la multitude des destinées possibles, avons fini par nous sentir étrangers comme dans notre propre destinée.

La France des années 1890 est sensibilisée au personnage, car en mai 1888 est créé le Cercle Funambulesque de Félix Larcher (critique dramatique), Paul Margueritte (romancier) et Raoul de Najac (secrétaire de revue, homme de théâtre) en vue de faire renaître l'art de la pantomime. Dans cette entreprise, Larcher dut affronter «le Dieu», c'est-à-dire Banville «dont la vague silhouette vacille du profil de César au masque de Pierrot». C'est à peu près de cette époque que datent les poèmes du Pierrot lunaire d'Albert Giraud (1860-1929), poète belge traduit ensuite en allemand...

 

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RMSR mars 2014

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