No. 66/4    décembre 2013

 

L'expression dans la musique ancienne (V)

Par Vincent Arlettaz

Frei Carlos, l'Annonciation

Frei Carlos: Annonciation, 1525. Lisbonne, musée d'Art Ancien.

 

Notre série sur l'expression dans la musique ancienne reçoit ici sa cinquième et avant-dernière livraison. A la faveur des quatre premiers articles, nous avions pu suivre les développements de l'idée apparue vers 1100 chez Johannes Cotto -- qui a probablement vécu dans le Sud de l'Allemagne ou en Suisse orientale. Selon cet auteur, qui s'exprime clairement dans le contexte du chant grégorien, et qui adresse ses conseils uniquement aux compositeurs, il convient de prévoir une musique différente selon les sentiments qu'il s'agit d'évoquer: tristesse, joie, angoisse, sérénité, etc. Reprises -- de manière assez fidèle -- par de nombreux auteurs dans les siècles suivants, ces conceptions se répandirent en Allemagne, en Flandres, à Paris et en Angleterre; elles firent l'objet de développements nouveaux à la Renaissance surtout: sortant du domaine de la composition du plain-chant, elles seront appliquées successivement au cas de l'interprétation (Conrad von Zabern, 1474), de la polyphonie sacrée (Gaffurius, 1496), enfin aux genres profanes tels que la frottola ou le madrigal (Giovanni Del Lago, 1540). Un peu plus tard encore, vers le milieu du XVIe siècle, plusieurs théoriciens allemands et italiens nous montrent que ces principes, jusque-là apparemment appliqués seulement aux grandes lignes du texte, doivent désormais en épouser les contours dans tous les détails. L'avant-gardiste Vicentino évoque même le cas des nuances et de l'accelerando, qui peuvent être utilisés pour restituer les moindres nuances des sentiments contenus dans le texte. Pour achever l'étude du XVIe siècle, nous allons aujourd'hui nous intéresser à deux autres pays: l'Espagne et la France; à l'une ou l'autre exception près, nous y trouverons moins d'informations intéressantes.

 

Le XVIe siècle: l'Espagne

Au XVIe siècle, les traités théoriques espagnols n'ont -- de manière générale -- pas autant d'importance que ceux dus aux auteurs italiens ou allemands. Le début du siècle voit la publication de textes relativement mineurs, tels ceux de Tovar, Durán ou Bizcargui, chez qui nous n'avons pas trouvé de passage concernant notre problématique. Les choses changent radicalement au milieu du siècle, grâce à un théoricien fameux, Juan Bermudo; sa contribution sur le sujet pourra même être comparée à celle d'un Ornithoparchus ou d'un Zarlino.

 

Juan Bermudo (1555)

Nous savons très peu de chose de la vie de cet auteur, moine franciscain qui semble avoir été exclusivement théoricien de la musique, et n'avoir jamais occupé de poste de musicien pratique. Son traité n'en est pas moins remarquable par la qualité de son information et la clarté de son exposé, au point qu'on le considère de manière générale comme le plus important du XVIe siècle en Espagne. Seul l'ouvrage légèrement plus tardif de Tomás de Santa Maria Libro llamado arte de tañer fantasia (1565) pourrait lui disputer ce titre.

Publiée en 1555, la Declaración de instrumentos musicales est en fait la troisième tentative éditoriale de notre auteur, qui avait déjà proposé deux versions partielles de son traité, en 1549 et 1550. C'est cette troisième et dernière version, d'ailleurs inachevée, que nous allons examiner ici. Bermudo donne au début de son ouvrage un plan en six livres, dont seuls les cinq premiers sont effectivement rédigés. Le premier livre, qui s'intitule «éloge de la musique» (Alabanças de Musica), comporte déjà un intéressant passage sur l'expression, destiné aux exécutants. Les trois livres suivants traitent, respectivement, des rudiments de la musique; du plain-chant et de la polyphonie (organo); et des instruments (l'orgue, la vihuela, la harpe). Le cinquième livre enfin -- le dernier réalisé -- aborde la question de la composition; on y trouve à de multiples reprises des considérations sur le principe de l'expression. Nous en avons sélectionné trois passages particulièrement instructifs. Au total, cela nous donne donc quatre extraits à examiner, ce que nous ferons dans l'ordre de leur apparition.

 

Conseils pour l'interprète

Dans son premier livre, Bermudo conseille aux chanteurs de regarder d'abord si l'on chante par bémol ou par bécarre, et si possible de répéter; il leur recommande en outre de rester dignes, notamment d'éviter les bavardages et les poses maniérées (muestras de pasiones). Un troisième point nous concerne directement:

«Le chanteur doit aussi observer la troisième [règle]: qu'il règle sa voix sur le chant. Si le chant est joyeux, il faut qu'il ait autant que possible un visage joyeux. Et s'il est triste, qu'il s'efforce de montrer la tristesse. Il ne faut pas toujours chanter de la même manière. Si les nations veillaient à cela, elles n'auraient pas chacune leur façon de chanter. Franchino dit que les Anglais jubilent, les Français chantent, pour les Italiens, une partie bêlent comme des chèvres, l'autre partie aboient comme des chiens, les Allemands hurlent comme des loups, et les Espagnols pleurent, parce qu'ils sont amis du bémol. Il faut donc faire ce que demande le chant, et la musique sera suave aux oreilles de Dieu. [...] Pour que le chant soit bon, il faut qu'il se conforme au texte (letra), et que le texte se conforme au temps. Celui qui se conforme au chant, se conformera au texte, et au temps qui est en usage dans l'Eglise.»

Le «temps» dont parle Bermudo dans la fin de cet extrait est, très probablement, le temps liturgique. On relèvera d'autre part la référence qui est faite à Gaffurius, qui -- selon Bermudo -- aurait déjà énoncé de manière complète le principe que nous avions proposé d'appeler «l'esthétique des nations»...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande 66/4

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