No. 66/2    juin 2013

 

IV | La Musique

Mariotto di Nardo: La Vierge à l'enfant avec quatre saints (détails)

Mariotto di Nardo (†1424): La Vierge et l'Enfant avec quatre saints (détail), Avignon, Musée du Petit-Palais.

 

De manière générale, dans l'histoire du mécénat avignonnais, la musique aura eu son heure de gloire plus tard que l'architecture ou la peinture, pour lesquelles le gros de l'effort avait été fourni sous les règnes de Benoît XII et Clément VI, à savoir de 1334 à 1352. De fait, c'est essentiellement de l'époque du Schisme -- c'est-à-dire après 1378 -- que l'on peut dater les éléments les plus intéressants de notre point de vue. Ce sont, d'une part, les noms de grands compositeurs qui apparaissent dans les archives comptables de la chapelle pour les règnes de Clément VII et Benoît XIII -- alors que, pour les périodes antérieures, les nombreux noms de chapelains que l'on a pu retrouver ne correspondent pas à ceux de compositeurs connus par ailleurs. Et d'autre part, un manuscrit musical très important peut être associé à la cour papale: conservé actuellement à Apt, il daterait de peu après 1400, bien que certaines pièces remontent jusque vers 1320 (notamment un motet de Philippe de Vitry); un autre manuscrit, un peu plus ancien, conservé à Ivrea dans le Nord du Piémont, en est très proche par le contenu: tous deux comportent de nombreuses pièces communes, sans compter une certaine quantité d'autres compositions qui, par leurs similitudes stylistiques évidentes, suggèrent une relation étroite entre les deux sources.

Tout ceci nous permet de connaître assez bien la situation pour le dernier quart du XIVe siècle; pour la période qui précède, en revanche, les informations restent faibles. On sait du moins que Clément V, le premier pape français du XIVe siècle, a fustigé les abus de certains clercs, qui auraient pris la mauvaise habitude de fréquenter le culte accompagnés de leurs animaux, tels que chiens ou oiseaux; et qui se seraient permis d'autre part de chanter en mêlant des textes «étrangers ou honteux» -- sans doute faut-il voir ici une allusion à la pratique des tropes, textes poétiques que les compositeurs, souvent, ont insérés à l'intérieur des mélismes du grégorien. C'est le pape suivant, Jean XXII, qui se distingue toutefois entre tous par ses prises de position conservatrices. Voyons un peu.

 

Jean XXII (1316-1334)

L'élection, en 1316, de Jacques Duèse, un juriste alors âgé de 72 ans, semblait ouvrir une ère de transition assez brève; mais ce règne, tout au contraire, fut le plus long de toute la papauté avignonnaise, puisqu'il dura pas moins de dix-huit ans. Jean XXII entreprit une action de fond dont personne ne pouvait prévoir l'importance, et c'est à ce pontife que l'on peut faire remonter l'ascension du pouvoir papal central. Dans le domaine de l'histoire de la musique, ce personnage devait même acquérir le statut de véritable vedette, par la bulle Docta sanctorum patrum qu'il publia en 1324/25. Premier pape à s'intéresser au cas de la musique depuis des siècles, Jean critique essentiellement les abus commis en matière de musique polyphonique; il entend interdire notamment le hoquet, les triples et les motets sur des paroles vulgaires, les rythmes rapides (en semi-brèves et minimes), et ne permet que les consonances traditionnelles, telles que l'octave, la quinte ou la quarte. S'il ne condamne pas en soi la polyphonie, comme on l'a parfois affirmé un peu hâtivement, il semble avoir tenu à une définition conservatrice de cette dernière, principalement basée sur la pratique de l'organum, et refusant -- à l'instar du fameux théoricien contemporain Jacques de Liège -- les innovations récentes de l'Ars nova. Ce texte, dont l'application pratique n'a peut-être pas été grand-chose, mérite néanmoins d'être mentionné, car il recevra par la suite une large diffusion; il restera même intégré au droit canon jusqu'en 1917, bien qu'il soit devenu depuis longtemps obsolète, en tout cas pour ce qui concerne les détails techniques cités ici. Jean XXII aurait tenté en outre de limiter à dix le nombre de chapelains des dignitaires de l'Église, mais cette prescription fut sans doute plutôt théorique.

Le successeur de Jean XXII, Benoît XII (1334-1342), cistercien austère, semble pour sa part s'être assez peu préoccupé de musique. En revanche, nous avons quelques informations intéressantes concernant Clément VI (1342-1352): mécène averti, ce dernier s'est beaucoup intéressé à la musique; il connaissait notamment Philippe de Vitry, qu'il nomma «chapelain commensal» de 1343 à 1351, et qui écrivit un motet en son honneur; Jean des Murs, l'autre théoricien fondamental de l'Ars nova, fut pour sa part invité en Avignon pour travailler à une réforme du calendrier. Clément VI désavouait ainsi les options conservatrices de son prédécesseur Jean XXII; en outre, il renouvela complètement l'effectif de la chapelle, recrutant essentiellement des Français du Nord, de Paris, d'Arras ou d'Amiens. Un tournant semble donc être pris désormais; intéressons-nous, justement, à cette chapelle.

 

La chapelle papale

Pour toutes ces périodes anciennes, les informations les plus intéressantes que nous trouvons sur les musiciens sont celles que l'on peut tirer des archives comptables. Dans le cas d'Avignon, celles-ci ont été conservées de manière assez complète; elles nous informent en particulier de la situation de la chapelle pontificale, qui assume fondamentalement des fonctions liturgiques, mais qui comprend également les chanteurs. Ces archives ont été exploitées de manière approfondie par plusieurs chercheurs successivement, le plus complet étant l'Américain Andrew Tomasello. Or, malgré ce travail fondamental, de grandes incertitudes demeurent quant au fonctionnement exact de cette institution musicale, pourtant centrale entre toutes.

Les origines du système remontent en fait au XIIe siècle. C'est à cette époque qu'apparaissent les premiers chapelains chargés de tâches proprement musicales; lors des déplacements hors de Rome, ils remplacent la fameuse Schola cantorum, qui ne fut jamais itinérante. Ce remplacement deviendra permanent vers la fin du XIIIe siècle, et dès le début du XIVe, les chapelains sont au nombre d'une quinzaine environ. Par la suite, on voit apparaître différents sous-groupes à l'intérieur de la chapelle, les tâches musicales n'étant pas attribuées de manière claire à l'un ou l'autre d'entre eux: ainsi, les capellani intrinseci («chapelains internes»?) se distinguent des capellani commensales («chapelains commensaux», c'est-à-dire qui partagent la table du pontife) et des capellani capelle («chapelains de la chapelle»); le rôle de ces différents groupes a manifestement changé au fil du siècle. Par exemple, l'appellation capellani capelle semble être apparue sous Benoît XII (1434-42); ce groupe comprend alors douze membres, chargés de dire les «horas canonicas cum nota»; l'expression «cum nota» indique clairement que cette chapelle nouvelle doit assumer des tâches musicales. Mais d'autre part, il arrive qu'un cantor papae («chantre du pape») soit cité parmi les capellani intrinseci, qui sont un autre groupe. Quelque vingt ans plus tard, sous Clément VI, les mêmes capellani intrinseci se verront carrément confier la liturgie en musique («cum nota»); mais les formulations verbales utilisées laissent supposer que seule une partie d'entre eux étaient effectivement des chanteurs. En bref: nous nous y perdons. Si l'on garde à l'esprit la complexité de l'organisation de la Curie à cette époque, il semble que tous les cas de figure puissent être envisageables, y compris que les chanteurs aient été répartis entre ces différents sous-groupes. De tout cela, l'image globale de cet ensemble musical ne se dégage pas nettement. Une chose semble claire toutefois: dans toutes ces listes d'effectifs, où les musiciens du Nord font leur apparition dès le règne de Clément VI, nous ne retrouvons pas de noms de compositeurs qui nous seraient connus par ailleurs comme tels -- par exemple dans les manuscrits musicaux contemporains. Il est donc possible qu'il ne s'agisse encore, pour l'heure, que d'exécutants. Quant au poste de maître de chapelle (magister capellae), il est bien attesté depuis 1336 -- mais apparemment, il ne s'agissait pas d'un musicien...

 

Pour lire la suite...

RMSR juin 2013

La version gratuite de cet article est limitée aux premiers paragraphes.

Vous pouvez commander ce numéro 66/2 (juin 2013, 80 pages en couleurs, plus le CD «Avignon, musique au palais des papes») pour 25 francs suisses + frais de port (pour la Suisse: 2.50 CHF; pour l'Europe: 5 CHF; autres pays: 7 CHF), en nous envoyant vos coordonnées postales à l'adresse suivante (n'oubliez pas de préciser le numéro qui fait l'objet de votre commande):

info@rmsr.ch

(Pour plus d'informations, voir notre page «archives».)

 

Retour au sommaire du No. 66/2 (juin 2013)

 

© Revue Musicale de Suisse Romande
Reproduction interdite

 

Vous êtes sur le site de la  REVUE  MUSICALE  DE  SUISSE  ROMANDE

[ Visite guidée ]   [ Menu principal ]

(page mise à jour le 5 juillet 2013)