No. 61/3    septembre 2008

 

Quatre entretiens inédits
de Georges Auric avec Stéphane Audel (1955)

Première partie

Transcrits, présentés et annotés par Malou Haine, chercheur associé à l'IRPMF, professeur à l'Université Libre de Bruxelles, Conservateur du Musée des Instruments de Musique de Bruxelles

 

En 1955, aumoment où Stéphane Audel prépare ses émissions pour Radio Lausanne, Georges Auric (1899-1983) est considéré comme l'un des compositeurs français les plus en vue. Depuis deux ans, il préside la Société des Auteurs et Compositeurs, succédant ainsi à Arthur Honegger. Peu après la Première Guerre Mondiale, le jeune compositeur se voit propulsé sur le devant de la scène musicale française grâce au lancement, sous l'aile protectrice de Jean Cocteau et d'Erik Satie, du Groupe des Six dont il est l'un des membres les plus actifs. Son ballet Les Fâcheux, créé aux Ballets Russes de Diaghilev en 1924, le fait entrer dans la cour des grands. Suivent immédiatement plusieurs commandes de metteurs en scène de théâtre et de chorégraphes.

A 56 ans, Auric compte à son actif une centaine d'oeuvres couvrant des genres les plus variés: musique de chambre, musique instrumentale, musique de scène, musique de ballet, musique orchestrale et surtout musiques de films. Seuls les opéras et oratorios sont exclus de ses préoccupations compositionnelles.

Dans ces quatre entretiens diffusés sur les ondes de Radio Lausanne en 1956, Auric parle tour à tour de sa formation musicale à Montpellier et à Paris, de ses rencontres marquantes avec Vincent d'Indy et Erik Satie, de ses premiers concerts à la salle Huyghens, de la formation du Groupe des Six, des Ballets Russes et de Diaghilev, de ses rencontres avec des hommes de théâtre -- Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet, Gaston Baty -- et des musiques de scène écrites pour leurs programmations, de sa musique instrumentale et de ses nombreuses musiques de film. Ces entretiens de Georges Auric avec Stéphane Audel complètent en quelque sorte son livre de souvenirs Quand j'étais là. Ils sont d'autant plus précieux qu'il n'existe pas d'autres entretiens du compositeur avec un journaliste. De plus, il manque encore de nos jours une biographie substantielle sur le compositeur du Moulin rouge ainsi qu'un catalogue exhaustif de ses oeuvres.

Georges Auric vu par Stéphane Audel

Ami intime de Francis Poulenc, le comédien et journaliste Stéphane Audel n'a aucune difficulté à prendre contact avec Georges Auric qu'il a déjà rencontré à diverses reprises, notamment lors de concerts publics ou privés. Les premières discussions concernant ces émissions se tiennent au début de l'année 1954. À l'époque, les émissions radiophoniques ne s'improvisent pas: suite à une ou plusieurs rencontres informelles entre les deux hommes, Audel établit un plan et découpe les entretiens en diverses émissions. Il rédige une série de questions et Auric est censé coucher ses réponses par écrit. Il est même courant de répéter afin de ne pas dépasser la durée allouée à chaque émission. Toutefois, rien ne se passera comme prévu avec Auric, car ce dernier, débordé par ses multiples activités, réduira les entretiens préliminaires au minimum et ne rédigera pas ses réponses. Les interviews se dérouleront presque de manière improvisée.

Le 24 octobre 1954, le compositeur des Fâcheux reçoit Audel dans son appartement du Faubourg Saint-Honoré. Basse de plafond, la pièce de travail semble exiguë tant elle est encombrée de livres, de fauteuils, d'un large bureau et d'un piano. Le compositeur est occupé à écrire une partition pour un film qui doit contenir 40 minutes de musique et il ne dispose que de trois mois de délai. Les dialogues sont quasiment inexistants et tout sera exprimé musicalement: «C'est comme si je devais écrire une symphonie», précise Auric.

En juin 1955, Audel vient rechercher les réponses au questionnaire qu'il a envoyé à Auric et qui structure le déroulement des entretiens. Mais le compositeur dont «la vie tient du tourbillon ou du cyclone» a égaré le document. Qu'à cela ne tienne! On s'occupe d'établir la liste des disques indispensables à l'illustration musicale des émissions, mais le compositeur ne dispose d'aucun d'entre eux. Quelle mauvaise volonté! Audel doit se les procurer auprès de Francis Poulenc, de Pierre Bernac ou de Radio-France dont les studios serviront aux enregistrements des émissions. Quatre mois plus tard, les deux hommes se retrouvent de nouveau: Auric paraît plus jeune car il a perdu quinze kilos suite à une cure dont il vante les mérites. Il n'a cependant pas pu remettre la main sur le questionnaire, et tout est à refaire. Audel se demande si ces émissions verront jamais le jour: il n'a jamais eu autant de mal à préparer de tels entretiens. Poulenc, Sauguet, Morax et tant d'autres étaient autrement plus complaisants et coopératifs.

Enfin, le 2 décembre 1955 a lieu à Radio-France l'enregistrement de la première émission. La veille et jusqu'à trois heures du matin, Auric a écrit plusieurs articles en hommage à Arthur Honegger dont on célébrait les obsèques. Affecté par cette disparition et fatigué par les répétitions de la musique du film Lola Montès de Max Ophuls, Auric pourrait ne pas se trouver au mieux de sa forme. Mais non, «il a trop de travail pour s'abandonner à la mélancolie»; toutefois l'ami Arthur va beaucoup lui manquer, précise-t-il. Dès le début de l'enregistrement, Auric retrouve sa verve et son assurance: il se lance à corps perdu dans ses souvenirs et ne respecte ni l'ordre des questions ni la durée prévue. Au lieu de trente minutes pour chacune des quatre émissions, Auric parle pendant quarante-cinq minutes durant la première d'entre elles. Et il avoue avoir encore tant de choses à raconter.

A l'écoute de ces enregistrements, l'auditeur prend conscience qu'Audel n'arrive pas à placer un mot et qu'Auric se laisse emporter par ses souvenirs qu'il évoque avec plaisir et gourmandise dans de longs monologues. Le compositeur semble même irrité des quelques brèves interventions d'Audel. Ces dernières sont d'ailleurs dépourvues de tout intérêt, car elles se contentent d'opiner ou de relancer la discussion vers un autre sujet. Il en résulte un texte dense, mais peu animé, contrairement aux autres émissions préparées par le comédien-journaliste. Remarquons qu'Auric s'est irrité à la question relative à l'enseignement respectif de Vincent d'Indy et d'Erik Satie, tentant de se soustraire aux réponses en hochant négativement la tête. Toutefois Audel insiste, et Auric s'en tire par «un raisonnement d'une clarté exemplaire, mettant en parallèle la discipline stricte de la Schola Cantorum et le dépouillement presque ascétique de Satie». L'enregistrement des autres entretiens se termine le 17 décembre 1955.

Les réflexions rapportées par Stéphane Audel dans son Journal intime lors de ses rencontres avec Auric présentent un intérêt certain, car elles sont récoltées en dehors du micro; elles ne sont pas censurées par la perspective d'une éventuelle diffusion publique. Commençons par l'impression laissée par Georges Auric sur son interlocuteur. De taille imposante et fort corpulent, le compositeur paraît «monumental»; il se dégage de lui «une impression de force, d'activité et d'intelligence». Cordial et bon vivant, l'homme rayonne de sympathie; il est «follement cultivé, drôle, débonnaire et dynamique», mais il intimide néanmoins Audel. Sa simplicité est désarmante et sa modestie ne l'est pas moins. Toutefois, lorsqu'il parle de ses confrères, que ce soit l'un de ses meilleurs amis comme Francis Poulenc, ou l'un de ses cadets tel Henri Sauguet, on sent une certaine jalousie de leurs succès, confie Audel.

De Francis Poulenc notamment, Auric reconnaît la drôlerie et la gentillesse, mais il déplore -- tout comme Audel d'ailleurs -- son «égocentrisme forcené», ainsi que ce «mélange de mysticisme et de paganisme qui rend Francis déconcertant et même odieux à celui qui ne le connaît qu'imparfaitement». L'âpreté au gain a conduit l'auteur des Biches à accepter de composer un cycle de mélodies pour une cantatrice américaine fort riche mais qui «brait comme un âne» selon l'expression d'Auric. Ce dernier évoque les soirées amicales du samedi soir de sa jeunesse qui sont à l'origine du Groupe des Six et qui regroupaient non seulement ces jeunes compositeurs, mais aussi des peintres et poètes de l'époque. Chaque fois qu'un nouveau venu se joignait à eux, on l'accueillait invariablement par ces mots: «Comment, vous ne connaissez pas les Cocardes? Francis va vous jouer cela», formule pleine de malice à l'égard de Poulenc qui n'a jamais compris l'allusion ironique au fait qu'il cherchait toujours à se faire apprécier. Auric avoue à Audel qu'il ne supporte pas certains traits de caractère de Poulenc: sa soif effrénée d'honneurs officiels, son attirance pour la vulgarité et son insistance à vouloir faire connaître ses conquêtes masculines à son entourage. Quelques réflexions ironiques fusent aussi à l'égard de la dernière Symphonie de Henri Sauguet qui a été «fraîchement reçue» au Festival de Venise. Pourtant le Théâtre San Carlo de Naples monte ses Caprices de Marianne et la B.B.C. prévoit deux diffusions de cette oeuvre. Tous apprécient cependant l'humour spontané de Sauguet qui repose sur les événements du jour, les lieux et l'atmosphère et qui rencontre à chaque fois un beau succès mondain susceptible de contrarier Francis Poulenc...

 

Pour lire la suite...

RMSR septembre 2008

Vous pouvez acheter la version imprimée de ce numéro pour 13 CHF (plus participation aux frais de port). Plus d'informations sur notre page «Archives)»

 

Retour au sommaire du No. 61/3 (septembre 2008)

 

© Revue Musicale de Suisse Romande
Reproduction interdite

 

Vous êtes sur le site de la  REVUE  MUSICALE  DE  SUISSE  ROMANDE

[ Visite guidée ]   [ Menu principal ]

(page mise à jour le 14 décembre 2018)