Ferdinand Hodler et la musique (extraits) par Vincent Arlettaz Emotion II (1901-1902). Collection particulière
Hodler et la musique? A un premier coup d'oeil superficiel, il sera sans doute difficile de dissimuler une certaine déception: dans l'ensemble de l'oeuvre achevé de Hodler, les sujets musicaux sont en effet virtuellement inexistants. Ce constat est assez étonnant, dans la mesure où l'artiste aurait certainement eu de multiples occasions d'introduire l'un ou l'autre chanteur ou instrumentiste dans ses toiles ou dans ses grandes fresques historiques. Mais le fait est là: les rares cas que l'on peut pratiquement signaler appartiennent tous à des esquisses qui, parvenues à un stade plus ou moins avancé, ne furent néanmoins pas exploitées par la suite. Elle représentent par exemple une chanteuse s'accompagnant d'une guitare (vers 1910?), deux accordéonistes (1908) ou encore, dans une étude de costumes pour La retraite de Marignan, deux soldats suisses de la Renaissance, jouant respectivement de la flûte traversière et de la cornemuse (1896). Ce dernier cas, à la vérité, ne laisse pas d'intriguer: connaissant l'importance considérable que jouait la musique dans l'organisation des armées suisses de la Renaissance -- dont elle constituait même un élément crucial du point de vue tactique -- on aurait pu imaginer que notre peintre, ne serait-ce que par amour de la reconstitution historique, aurait tout naturellement trouvé l'occasion de rendre hommage à l'art des sons. Mais il n'en est rien; et il faut bien se rendre à l'évidence: Hodler, d'un point de vue esthétique, n'était pas intéressé par les instruments de musique, ni par les attitudes souvent frappantes de ceux qui en jouent. Cela ne signifie nullement qu'il ait été totalement ignorant de notre art; bien au contraire, il le pratiqua, avec une certaine passion même si l'on en croit le témoignage de ses proches; et d'autre part, les concepts musicaux sont omniprésents dans la réflexion qu'il mena sur son art, tout au long de sa carrière. Voyons tout cela d'un peu plus près. Hodler musicien Comme il le relève lui-même, dès les débuts de sa carrière Hodler trouva dans la musique un réconfort dans les moments de détresse. Il n'est que de lire les notes biographiques qu'il rédigea en 1891 pour son ami poète et journaliste Louis Duchosal pour s'en convaincre: «Quand je n'avais rien à déjeuner, je grimpais sur le toit de mon atelier pincer un air de guitare qui me mettais [sic] de bonne humeur.» Plus tard, alors même que sa situation matérielle sera nettement améliorée et sa notoriété assise, Hodler n'en continuera pas moins à pratiquer la musique, en particulier dans les moments où il lui était nécessaire de compenser un effort soutenu; c'est ainsi que nous en parle en tout cas son premier et principal biographe, Carl Albert Loosli: «Avec ses modèles, [Hodler] était un bon diable [ein guter Kerl] comme on dit, bien qu'il fût très exigeant envers eux, qu'il les fatiguât beaucoup, et qu'il ne fût pas souvent en état de comprendre pourquoi ils tombaient de sommeil avant lui. Lorsque ce dernier cas se produisait, ou lorsqu'il voulait simplement se délasser lui-même un instant et que quelques amis étaient justement présents, aussitôt était exécutée une exubérante danse d'indiens, pour laquelle il se saisissait sans pitié d'une arme, d'un tambour, de l'harmonica [Handharmonika], bref, de tout ce qui se trouvait à portée de sa main. Il chantait alors avec prédilection une pantomime. Après qu'on eût ainsi fait du tapage comme des enfants, jusqu'à perdre haleine, habituellement Hodler se rasseyait à son chevalet et continuait à travailler, comme si rien ne s'était passé.» Ces témoignages sont confirmés par plusieurs documents iconographiques... [...]
Hodler théoricien S'il n'est guère étonnant de retrouver sous la plume d'un peintre des mots tels que «rythme» pour qualifier un dessin ou «harmonie» pour définir des rapports de couleurs, il faut bien reconnaître que, par l'usage systématique et conscient qu'il fait de telles expressions, Hodler constitue un cas particulier. Certains termes sont certes utilisés par lui pour communiquer une impression globale assez imprécise, simplement suggestive. C'est ainsi que, parlant de son tableau Les las de vivre, représentant cinq personnages assis côte à côte, dans des postures effondrées, l'auteur dit simplement: «Les las de vivre. Un son d'orgue.» La référence à cet instrument revient ailleurs encore: «Si j'avais encore cent ans à vivre, je continuerais à exprimer les accords, les harmonies de l'humanité. [...] J'ai traduit mes sympathies: une rose, un son d'orgue.» Au-delà de telles indications, somme toute assez vagues, Hodler a recours à des concepts musicaux dans deux contextes essentiellement; d'abord pour ce qui concerne la couleur: «La couleur a un charme pénétrant, musical, indépendamment de la forme.» Ces idées d'harmonie ou d'accords sont le plus souvent -- comme ici -- associées à l'aspect des couleurs, bien que Hodler les ait parfois aussi mises en relation avec des formes ou des mouvements; ainsi, parlant du célèbre tableau Eurythmie (1894-95), représentant cinq vieillards drapés de blanc marchant sereinement vers un même but, qui est la mort, il déclare: «Les cinq personnages apparaissent comme des monuments d'architecture ornementée. De grands plis qui accusent la tournure des corps et suivent le balancement de leur mouvement régulier, alors que les têtes portent l'empreinte d'une même mélancolie. Comme dans les précédentes toiles [...], dans celui-ci la recherche dans l'harmonie par des accords semblables est évidente.» Mais bien plus important encore que le concept d'harmonie, le rythme est omniprésent dans le système de Hodler. Cela est dû au fait que toute son esthétique est basée sur le principe de la répétition -- qu'il appelle aussi parallélisme. Par exemple, «Si j'entre dans une forêt de sapins où les troncs sont très allongés, j'ai devant moi, à ma gauche et à ma droite, d'innombrables colonnes formées par ces troncs. J'ai autour de moi une même ligne verticale répétée un grand nombre de fois [...]. L'impression de ces multiples lignes verticales est analogue à une seule grande ligne verticale ou une surface plane.» «Sur un sommet, au milieu de la région alpestre, toutes les cimes innombrables qui nous entourent, nous produisent une impression analogue encore plus forte qui est due à la répétition des cimes. [...] Si je regarde la voûte du ciel sans nuages, sa grande uniformité me saisit d'admiration.» «On voit par toutes ces observations, quel rôle important le parallélisme ou la répétition joue dans la nature et surtout dans les choses qui nous charment le plus, comme les fleurs.» «Si le sujet est agréable, la répétition en augmente les charmes, s'il est triste ou douloureux, elle en augmente la tristesse [...]. Donc, la répétition constitue une augmentation d'intensité.» «Ici jaillit l'importance du dessin qui est de lui [sic] de ne s'occuper que de la forme. L'étude la plus importante du peintre est celle de la forme; il passe sa vie à observer des rythmes de forme et de couleur, qui complète la première; des effets des formes, il subit quelquefois l'influence jusqu'à l'émotion. Le rythme s'est reflété, incarné en lui comme un virus.» Le principe du parallélisme ne se limite d'ailleurs pas aux seuls aspects artistiques, si intéressants soient-ils, mais embrassent la totalité de l'être...
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(page mise à jour le 14 décembre 2018)