No. 59/3    septembre 2006

 

La Quatrième Symphonie de Jean Sibelius (1911)

L'orchestration comme métaphore d'un ascétisme musical

par Antonin Servière

 

On a pour habitude de diviser la production de Jean Sibelius en trois périodes principales: l'une «romantico-nationale» (surtout marquée par la découverte du Kalevala, l'épopée nationale finlandaise) s'étendant de 1890 à 1904, une deuxième européenne et «classique» allant de 1904 à 1919, et une dernière phase souvent nommée comme «universelle» de 1919 à 1926. Cependant, tous s'accordent aussi pour conférer à la période couvrant les années 1909-1913 une signification particulière, coïncidant avec une époque troublée de la vie du compositeur. Erik Tawaststjerna, son éminent biographe la nomme ainsi sa «période sombre». On a en outre évoqué à propos de la Quatrième Symphonie les termes d'«ascèse» ou d'«ascétisme». Dès 1931, le compositeur et écrivain anglais Cecil Gray n'hésitait pas à déclarer ainsi que la Quatrième Symphonie était le «résultat d'un processus d'inanition pur et simple, d'un ascétisme rappelant les fakirs, et d'abnégation». De manière peut-être moins exagérée, Karl Eckman, le premier biographe du compositeur, écrit en 1936 que dans la Quatrième, tout n'est que «beauté spiritualisée, reproduite par les moyens les plus ascétiques». Le terme semble avoir persisté au fil des commentaires depuis ces années trente jusqu'à aujourd'hui. Nous nous intéresserons ici à l'orchestration, en tant que paramètre concourant de manière particulièrement importante à cet ascétisme -- les autres aspects de l'oeuvre (forme, harmonie) ayant été maintes fois abordés dans la littérature sibélienne.

Si la Quatrième symphonie sonne de manière assez différente de la Troisième, bien qu'elle en prolonge maints aspects, c'est que depuis 1907 (date de la version définitive de la précédente), Sibelius tend à alléger considérablement son effectif orchestral et sa pâte sonore, maniant davantage son orchestre comme un ensemble de chambre, à une époque où beaucoup de ses contemporains (Mahler, Strauss, Scriabine) évoluent au contraire dans le sens inverse. La Quatrième Symphonie marque un nouveau pas dans cette direction, en se singularisant nettement à travers notamment un emploi extrêmement rare des tutti, une individualisation prononcée des timbres, ainsi qu'une plus grande compartimentation des plans sonores.

Comment Sibelius a t-il pu provoquer un tel sentiment d'économie sans pour autant modifier ses habitudes orchestrales, ni même abandonner -- ne serait-ce que pour un temps -- un effectif apparaissant nécessairement comme le plus sonore qui soit? Ce concept d'ascèse musicale nous paraît ici obéir à un triple principe régissant l'orchestration durant ces années-là: restriction, renoncement, et expression de la solitude. En dépit de leur résonance morale, nous tenterons d'utiliser ces concepts pour approcher les différents procédés d'orchestration utilisés par le compositeur.

I. Restriction

Nous désignerons ici par le terme «restriction» une réserve volontaire dans le maniement de l'orchestre, au moyen de laquelle le compositeur semble vouloir éliminer tout superflu pouvant nuire au discours musical. L'effectif même de cet orchestre, qui ne compte que les bois par deux (à titre d'exemple, la deuxième symphonie de Gustav Mahler en 1894 en compte déjà quatre) apparaît presque comme un anachronisme. Les cuivres, néanmoins composés de quatre cors, trois trombones et deux trompettes, ne sont que rarement entendus. Les cordes ont ainsi une importance primordiale, bien qu'étant employées de manière très traditionnelle. Les percussions se limitent aux timbales et au glockenspiel, celui-ci n'étant utilisé qu'avec parcimonie dans le seul quatrième mouvement. Sibelius refuse ici tout brillant orchestral, et se sert de l'effectif minimum «nécessaire à la «lisibilité» de la complexité organique».

 

Pour lire la suite...

rmsr

Vous pouvez acheter la version imprimée de ce numéro pour 9.50 CHF (plus participation aux frais de port). Plus d'informations sur notre page «Archives)»

 

Retour au sommaire du No. 59/3 (septembre 2006)

 

© Revue Musicale de Suisse Romande
Reproduction interdite

 

Vous êtes sur le site de la  REVUE  MUSICALE  DE  SUISSE  ROMANDE

[ Visite guidée ]   [ Menu principal ]

(page mise à jour le 14 décembre 2018)