No. 58/3    septembre 2005

 

Le problème du temps vécu dans
Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók

par Gabor Csepregi

rmsr

Béla Balázs

 

Faut-il voir dans Le Château de Barbe-Bleue (1911-12) seulement une analyse comparée de la disposition psychologique de l'homme et de la femme? Ce chef-d'oeuvre, littéraire et opératique à la fois, s'articule également autour de deux attitudes humaines en face du temps vécu, en particulier devant le passé. Leur conflit, menant à l'échec de l'amour de Judith et du duc Barbe-Bleue, se trouve génialement mis en musique par Béla Bartók.

Sans doute le conflit est-il le thème dominant de cet opéra. Mais de quelle sorte de conflit s'agit-il? Les principaux commentateurs de l'oeuvre de Bartók affirment que le conflit se joue entre l'homme et la femme. Judith serait le symbole de la femme passionnée, curieuse, même exigeante, désireuse de tout connaître sur l'homme qu'elle aime et qu'elle est prête à suivre. Barbe-Bleue serait l'homme rationnel, réticent, avisé, dont les sentiments mûrissent lentement, sans aboutir au renoncement complet de son indépendance. Le dialogue entre l'homme et la femme est censé exprimer cette tension de caractères et de conceptions d'amour.

Dans une étude remarquable, le compositeur Sándor Veress montre comment Bartók a réussi, dans chaque nouvelle scène, à mettre en musique le contraste entre le «processus psychologique» des deux personnages. Même s'il est sans action, l'opéra représente avec brio la modulation des sentiments de l'homme et de la femme, en particulier à l'aide de l'alternance de la «musique de réflexion» et de la «musique de caractère».

György Kroó prétend, avec raison, que, pour Judith, l'amour ne peut atteindre sa plénitude que grâce à l'accès aux secrets de l'âme, à la connaissance de tout le passé de son mari. A mesure que les portes s'ouvrent, l'inquiétude et la jalousie s'emparent d'elle, entraînant la destruction de l'amour et de la promesse d'un éventuel bonheur. Selon Kroó, Bartók a été fortement influencé par la conception d'amour rédempteur mise en musique par Wagner, en particulier dans Lohengrin. Le Château de Barbe-Bleue présente à la fois la possibilité et l'échec d'un tel amour. Tout comme chez Wagner, le dénouement tragique fait entrevoir quelque chose de plus: la solitude inévitable de l'artiste au sein d'une société devenue inhumaine.

Le livre de Carl S. Leafstedt, intitulé Inside Bluebeard's Castle, nous offre une analyse détaillée de la structure musicale de diverses scènes de l'oeuvre. Il comprend, en outre, de précieuses indications relatives à la composition de la pièce de théâtre de Béla Balázs, laquelle, on le sait, a donné lieu au livret de l'opéra. D'après Leafstedt, le «message philosophique central» de l'opéra se trouve dans le tableau que le texte et la musique brossent de l'amour humain comme recelant des impulsions qui conduisent en fin de compte à son extinction. En dépit de leur amour profond, l'homme et la femme se rendent compte de leur incapacité de communiquer et de vivre ensemble.

Mettant en lumière le caractère hautement symbolique de l'oeuvre, l'étude de Judit Frigyesi voit chez Judith le rappel d'une forme d'existence plus complète et l'expression de ce qui est le plus original et le plus profond en chacun de nous: l'éternel désir d'aimer.

Afin de compléter ces précieuses réflexions, fort utiles pour comprendre l'opéra, j'aimerais faire ressortir un élément central qui semble inspirer l'atmosphère du drame. Cet élément est le temps vécu. Le temps est l'étoffe même de la tension qui se développe entre Barbe-Bleue et Judith.

Dans son excellente postface à la pièce de Béla Balázs, le critique littéraire László Bóka attire notre attention sur le rapport essentiel entre l'amour et le temps.5 Notons d'entrée de jeu que, selon Bóka, la pièce théâtrale de Balázs est une oeuvre remarquable en soi. Sa valeur littéraire n'est pas tributaire du succès de l'opéra.6 Bóka y décèle l'émergence d'une inquiétude relative au temps: le passé ne serait-il pas plus fort que le présent? «L'arôme âcre des baisers d'hier ne gâchera-t-il pas le goût des baisers sincères d'aujourd'hui?» Que fait-on avec le passé qui ne cesse de ressurgir et, par son poids, de freiner ou de dissiper un désir? D'où le dilemme de Barbe-Bleue: ou bien on nie ce passé et ainsi l'on prive l'amour de toute sa teneur d'authenticité, ou bien on le révèle et on risque la disparition de l'amour...

 

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rmsr

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