No. 56/3    septembre 2003

 

Quand le droit mène à la musique

Anton Friedrich Justus Thibaut et Robert Schumann

par Wolfgang Schröter

 

C'est à deux personnalités hors pair, et plus spécialement au croisement de leurs singuliers destins, que revient la place centrale de la présente étude. En effet, la rencontre entre Anton Friedrich Justus Thibaut et Robert Schumann est d'autant plus intéressante qu'elle demeure l'une des plus inattendues et des plus méconnues de la rayonnante période du romantisme allemand.

Attachons-nous en premier lieu à la figure de Thibaut. Eminent professeur de droit, il exerça surtout ses talents d'enseignant à l'université de Heidelberg, et dans le même temps, cultiva méthodiquement l'art de la musique vocale ancienne au travers de sa propre formation chorale (Singverein), dont le répertoire était principalement tiré des oeuvres des maîtres anciens les plus prestigieux, de Palestrina à Michael Haydn en passant par Haendel. Il affirma sa puissante personnalité en opérant une synthèse des plus harmonieuse entre les principes du droit et ceux de la musique vocale, et il sut porter ces deux disciplines à un tel degré de maîtrise que les historiens d'aujourd'hui s'accordent à reconnaître en lui l'incarnation de la cohérence intime qu'il a su créer entre la musique et la science du droit. L'influence à la fois puissante et originale qu'il a exercée sur son époque n'est pas sans rapport avec son oeuvre maîtresse, Über Reinheit der Tonkunst (Sur la pureté de l'art musical), qui connut maintes rééditions entre 1825 et 1907.

Plaçons en regard la personne de Robert Schumann, alors jeune étudiant, qui, à l'instigation de sa mère, s'apprête à embrasser la carrière juridique, dans la perspective d'une profession plus alimentaire que librement choisie. C'est à Leipzig qu'il commence ses études. Mais au terme de deux semestres, il ne peut contenir l'attirance qu'il éprouve à l'idée de rejoindre Thibaut. Non sans arrière-pensées musicales, il émigre donc à Heidelberg, espérant peut-être y trouver réponse à la mystérieuse question qui l'obsède: comment parvenir à concilier harmonieusement l'univers de la musique et celui du droit?

Il n'est pas infondé d'affirmer que Schumann, qui était à l'époque dans sa vingtième année, témoignait déjà, par rapport à Thibaut, d'une supériorité incontestable dans la technique pianistique et la théorie musicale. Si son séjour à Heidelberg ne lui fournit pas la clef de l'énigme qui le hante, il constitua néanmoins une expérience fondatrice qui orientera le cours de son existence. De fait, c'est en ce lieu qu'il découvrira la liberté intérieure de répondre à sa vocation première et de se consacrer entièrement à la musique.

Autour de Thibaut se regroupaient de nombreux disciples, et Schumann eut la bonne fortune et le rare privilège d'entrer personnellement en relation avec Thibaut. C'est ainsi que se produisit cette rencontre mémorable entre un juriste éminent aux dons innés, dont les talents musicaux, certes plus modestes que ceux de Schumann, ne sont toutefois pas sans mérites, et un compositeur de génie dont le rayonnement musical a marqué l'histoire de la musique, mais qui ne parvint jamais à trouver sa voie en tant que juriste.

 

Thibaut, juriste et mélomane

Anton Friedrich Justus Thibaut vit le jour le 4 janvier 1772 dans une famille française huguenote installée à Hamelin. Dès son enfance, il manifeste une nette prédilection pour l'art musical et, de son propre chef, se livre avec passion à l'apprentissage du piano.

Après des études de droit, il part en 1805 pour Heidelberg où il avait reçu une offre de nomination comme professeur. La publication en 1814 de son célèbre essai intitulé Über die Notwendigkeit eines allgemeinen bürgerlichen Rechts für Deutschland («De la nécessité d'un droit civil général pour l'Allemagne») allait le plonger au coeur d'une polémique d'ampleur nationale. S'inspirant profondément du Code civil français, promulgué en 1804, Thibaut fut le principal porte-parole et le défenseur d'un ambitieux corps de doctrine visant à doter l'Allemagne d'un code général de droit civil.

Aussi s'évertua-t-il à mettre en lumière l'impérieuse nécessité d'uniformiser et de codifier le droit civil allemand, à l'instar de ce qui s'était passé en France. Loin de recueillir des suffrages unanimes, cette conception unificatrice souleva des controverses passionnées et rencontra une vive résistance en la personne de Friedrich Carl von Savigny qui, quelques mois plus tard, jette dans la balance son ardeur de pamphlétaire en composant une réplique intitulée Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Jurisprudenz («De la vocation de notre époque pour la législation et la science du droit»). C'est de cette réponse que naît véritablement l'Ecole historique qui rejette l'idée selon laquelle le droit serait universel dans ses principes fondamentaux.

Installé comme professeur de droit romain à l'université Friedrich-Wilhelm de Berlin, Savigny montra une inclination marquée pour l'investigation historique du droit. L'immense contribution qu'il apporta à l'étude historique de la science du droit n'est d'ailleurs plus à démontrer. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir cette matière prendre à l'époque un essor prodigieux au sein des universités et détrôner le droit naturel, qui jouissait jusque-là d'une prééminence avérée et dont Thibaut s'était fait le chantre. Ainsi se font jour deux programmes de réforme, à l'appui desquels Thibaut et Savigny invoqueront des arguments fort divergents sur la brûlante question de la codification du droit civil. Le puissant antagonisme, qui se traduira par la querelle dite de la codification (Kodifikationenstreit), semble d'ores et déjà irréductible. Quant à déterminer quel droit privé devait prévaloir dans les Etats succédant au Saint Empire romain germanique après la chute de Napoléon, Thibaut avait déjà tranché cette épineuse question en se prononçant résolument en faveur de la rédaction d'un code civil allemand, dont la portée se devait d'être générale. Au plus fort de la crise, Savigny s'alarma de la tournure des événements et se montra particulièrement hostile à cette réforme. Il s'employa énergiquement à plaider la cause du droit romain, dont la nature se prêtait assurément mieux à une exploration juridique...

 

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