No. 56/1    mars 2003

 

Les Sept Péchés Capitaux

de Francis Poulenc

par Alain Corbellari

 

Précoce premier chef d'oeuvre de Poulenc, Le Bestiaire (1919) inaugure le corpus de mélodies sans doute le plus significatif de la musique française du XXe siècle. Salué par le public et la critique comme l'un des cycles les plus réussis de son auteur, Le Bestiaire fait de surcroît office de première rencontre entre Poulenc et Apollinaire, qui sera, avec Eluard, l'un de ses deux poètes de prédilection; on rappellera que sur les 151 mélodies de Poulenc, 33 s'appuient sur des textes d'Apollinaire et 34 sur des poèmes d'Eluard: la proportion se passe d'autant plus de commentaires que ces oeuvres s'étalent sur toute la vie créatrice du compositeur. On s'est beaucoup étendu sur les affinités de Poulenc avec ces deux poètes, on a souligné sa fidélité à leur oeuvre, les affinités de son ironie avec les formes souples et «naturelles» pratiquées par ces deux écrivains, et Poulenc lui-même, dans le Journal de mes mélodies, a abondamment souligné l'importance que revêtait pour lui la parfaite compréhension du poème et la nécessité d'une totale connivence entre le musicien et le poète pour la réussite d'une mise en musique: Poulenc a ainsi été le premier a reconnaître que ses Cinq poèmes de Ronsard étaient parmi ses plus mauvaises mélodies, conscient d'y être «moins exactement [lui]-même»; critiques et mélomanes ne se sont pas fait faute d'entériner ce jugement. Pour Poulenc, la «convenance» semble ainsi un élément essentiel de réussite: le musicien ne doit pas forcer son talent; et pour que l'osmose se fasse avec le poème, la première condition et de «rester soi-même», c'est à dire, en quelque sorte, d'attendre que la fusion s'opère comme d'elle-même. Est-ce à dire que la compréhension exacte par le musicien du texte qu'il met en musique est la condition sine qua non de la réussite de l'oeuvre?

En réalité, on sait que l'histoire du lied et de la mélodie abonde en chefs-d'oeuvre paradoxaux, issus de malentendus heureux qui font que, parfois, l'intention du poète, mécomprise par le compositeur, aboutit à un résultat que le premier eût aimé renier, malgré son incontestable réussite. Passons sur les poètes fermés par principe à certains styles musicaux (le cas de Goethe étant évidemment le plus navrant), mais rappelons le cas de la lecture de Heine par Schumann, qui est sans doute l'exemple le plus célèbre de ce genre de distorsions: alors que les Dichterliebe sont pour Heine un adieu tour à tour amer et ironique au romantisme, ils sont devenus, dans la mise en musique de Schumann, l'une des plus puissantes expressions de l'amour tragique, d'un romantisme pur et fort peu distancé, et il est possible qu'ils soient aujourd'hui plus populaires dans cette forme seconde que sous leur aspect original. On a aussi remarqué depuis longtemps que des questions de tempéraments musicaux, sans rapports avec leurs talents respectifs, ont pu pousser certains compositeurs vers des poèmes sinon médiocres, du moins très moyens, pour tout dire: «neutres» (Schubert, Fauré), alors que d'autres semblaient ne se sentir à l'aise qu'en compagnie des plus grands (Wolf, Debussy). Enfin, certains poètes paraissent par nature mieux inspirer les musiciens que d'autres: Verlaine n'a pas été mis en musique plus souvent que Victor Hugo, mais on connaît infiniment mieux, et à juste titre, les oeuvres inspirées par le premier. A cet égard, Apollinaire, par le nombre et surtout la qualité des mises en musique qu'il a suscitées, apparaît incontestablement comme un auteur privilégié.

Constater des divergences de visées entre des artistes usant de moyens d'expression différents ne préjuge immédiatement d'aucun échec et ouvre, au contraire, à la compréhension réelle des rapports qui unissent les différents arts. Au demeurant, ces rapports sont toujours complexes; ils sont faits de transpositions et de trahisons nécessaires, mais l'une de leurs règles les moins contestables reste l'obligation d'obtenir dans le medium dérivé, indépendamment des différences de contenu, un taux maximum de cohérence sémiotique. Le vieux principe selon lequel une traduction n'est bonne que dans la mesure où elle est infidèle s'applique évidemment par excellence à la mise en musique de la poésie, mais à en rester là nous n'alignerions que des banalités.

Il ne s'agit en effet pas ici de dire que Poulenc a méconnu le génie véritable de poètes qui figurèrent aussi parmi ses amis, mais bien plutôt de tenter de montrer comment, pour devenir une oeuvre autonome et réussie, structurée selon ses règles propres, la partition dérivée d'un recueil poétique peut et doit trahir l'ordre et la logique première de son antécédent littéraire. On aurait beau jeu d'appliquer une telle analyse au Travail du peintre, qui n'est, d'une certaine manière, que la troisième version des tableaux déjà glosés par Eluard: il y aurait lieu à cet endroit de s'interroger déjà sur la première transposition (la violence de certains poèmes d'Eluard semblant nous emmener bien loin de certains styles picturaux évoqués), avant d'étudier la partition de Poulenc, qui, dans certains cas (comme «Picasso»), renchérit sur la violence du poète (Poulenc reconnaissait en effet à sa mélodie «un ton orgueilleux qui convient bien au modèle»).

Je m'en tiendrai cependant au Bestiaire. D'emblée, l'application du postulat de variabilité structurelle me paraît ici particulièrement aisée dans la mesure où Poulenc réduit à six les trente poèmes d'Apollinaire: la différence de volume des deux recueils implique déjà, avant même l'intervention de la musique, une logique de lecture tout autre.

 

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rmsr

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