No. 55/1    mars 2002

 

Massenet, miroir des contradictions
et des doutes de Poulenc

par Jean-Christophe Branger

 

Dans ses écrits ou entretiens, Poulenc énumère volontiers les compositeurs qui l'ont marqué, comme Debussy, Satie, Strawinsky ou encore Chabrier auquel il consacre un ouvrage. D'une façon plus générale, il s'avoue «follement éclectique», ses goûts et sa curiosité insatiable lui faisant apprécier aussi bien les chansons de Mayol, les quadrilles d'Offenbach que les oeuvres de Bach, Mozart, Haydn, Chopin ou Moussorgsky. Parmi les noms souvent cités, on relève aussi celui de Massenet. Cependant, Poulenc lui assigne une place bien particulière dans son panthéon puisqu'il reconnaît les mérites de sa musique tout en critiquant certains de ses aspects. Cette ambivalence participe d'une tradition héritée de Debussy dont les appréciations relatives à Massenet évoluent du mépris à l'éloge. Elle témoigne, d'une façon plus générale, des réactions suscitées par un musicien qui, dès ses premiers succès, parvient à cristalliser sur son nom les passions les plus vives comme les haines les plus farouches.

Entamée dans les années vingt, la réflexion de Poulenc apparaît toutefois plus singulière, car elle s'intègre dans un contexte particulièrement hostile à Massenet, compositeur toujours apprécié du public mais désormais violemment dénigré par la majorité des critiques. Au lendemain de la première Guerre mondiale, avouer un quelconque penchant pour sa musique relève du plus mauvais goût aux yeux de l'intelligentsia: «Il fut de mode dans certains milieux de la mépriser, de lui refuser toute valeur.» A cet égard, le cercle intime de Poulenc reste particulièrement réfractaire à Massenet. La famille de Polignac ne lui a jamais réservé un accueil chaleureux tandis que Pierre Bernac juge de façon lapidaire l'auteur des mélodies: «Massenet s'est abandonné à son unique don de facilité qui, dans ses mélodies, confine à un sentimentalisme sucré. Elles ne peuvent être recommandées.» Malgré ces réactions hostiles, Poulenc prend donc la défense d'un auteur brocardé par ses amis, interprètes ou mécènes, mais aussi musiciens:

«Avez-vous remarqué que, péjorativement, on ne dit jamais d'une musique trop facile, c'est du Gounod, mais toujours, c'est du Massenet? Pour certains musiciens en effet, Massenet représente, bien à tort, le pire. On sait que je ne suis pas de ceux-là [...]. Le fait que le portrait de Gounod jeune soit d'Ingres et celui de Massenet au même âge de Chapelain [sic] suffisait -- un peu sommairement d'ailleurs -- à Stravinsky pour mesurer la distance qui sépare Mireille de Manon.»

Darius Milhaud n'est pas moins sévère quand il avoue: «Autant j'ai toujours été séduit par l'art de Gounod, autant celui de Massenet m'a toujours rebuté. Cette musique qui ne vise qu'à l'effet, à un effet d'effleurement des sens, prend le public par son côté le moins noble.»

Sensible aux jugements de son entourage, Poulenc manifeste pourtant son intérêt pourMassenet, certes parfois du bout des lèvres mais tout au long de son existence. A la fin de sa vie, il éprouve encore le besoin de lui consacrer un article aujourd'hui méconnu, publié en italien l'année suivant sa mort dans l'Enciclopedia della musica des Editions Ricordi. Cette attitude souvent bienveillante tient probablement autant à la personnalité de Massenet qu'à sa musique dont l'influence sur Poulenc, rarement évoquée, apparaît indéniable en particulier dans ses opéras.

 

Le souvenir des premières émotions musicales

L'attachement de Poulenc à Massenet tient d'abord à des sentiments affectifs: «L'admirable ténor, Edmond Clément, ami intime de mon oncle Royer, venait sans cesse à la maison. A dix ans, je l'ai entendu, à l'Opéra-Comique, chanter Manon. Quel Desgrieux c'était! Fasciné, j'ai rêvé jusqu'à l'âge de quatorze ans de devenir chanteur.» Poulenc a aussi probablement été marqué par l'éclectisme des goût musicaux de son père qui «préférait à tout: Beethoven et Berlioz, puis César Franck et... enfin... Massenet. L'Enfance du Christ et Marie-Magdeleine lui mettaient indistinctement les larmes aux yeux.» Ces liens avec la famille sont primordiaux chez Poulenc qui reconnaissait aimer Berlioz «par atavisme», car son père «l'adorait», et apprécier «un côté mélodique facile de la musique de Tchaikowsky» à cause d'une romance de Rubinstein particulièrement prisée par sa mère.

L'intérêt de Poulenc pour Massenet s'explique ensuite par une formation musicale le liant incontestablement à son illustre prédécesseur. Après avoir travaillé avec le pianiste Ricardo Viñes, qui était allé applaudir Esclarmonde avec Ravel en 1889 et s'était illustré au piano avec le maître, Poulenc étudie le contrepoint avec Charles Koechlin de 1921 à 1925. L'auteur des Bandar-Log en avait lui-même appris les subtilités auprès de Massenet, qui passait pour un maître en la matière aux yeux de ses élèves et marqua de son empreinte André Gédalge, un des plus grands contrapuntistes de la génération suivante. Poulenc a d'ailleurs livré son opinion sur l'enseignement de Koechlin:

«Depuis la mort d'André Gédalge, Charles Koechlin était de loin, en France, le meilleur professeur de contrepoint. Sa science était prodigieuse, mais ce qu'il y avait de plus merveilleux chez lui, c'était son sens de l'adaptation à l'élève. Ayant de suite senti que, comme beaucoup de Latins, j'étais plus harmoniste que contrapuntiste, il me fit, parallèlement aux devoirs de contrepoint, réaliser en quatre parties des thèmes de choral de Bach.»

Cette souplesse pédagogique provient sans aucun doute de Massenet, enseignant attentif à développer avant tout la personnalité de ses élèves et leur aptitude à juger librement.

 

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